Avignon, carrefour des odysées

 Avignon, carrefour des odysées

crédit photo : Marie-Françoise Plissart


La 73édition du Festival d’Avignon, qui se tient jusqu’au 23 juillet, met Homère à l’honneur. Des odyssées de partout, y compris du monde arabe, portent l’idéal d’un monde plus juste. Et dans le Off, la guerre d’Algérie ou les relations franco-tunisiennes trouvent leur place parmi plus de 1 500 spectacles. 


Avec son crocodile à la gueule ouverte, ses nombreux tourbillons et ses couleurs qui auraient pu être fauves si elles n’avaient été toutes mélangées, l’affiche de la 73e édition du Festival d’Avignon ressemble à un paradis troublé. Ou à un enfer traversé par un rayon d’Eden. ­Réalisée par l’artiste syrienne Miryam Haddad, elle dit “le danger, qui partout s’est accru, de vivre dans un monde désenchanté, un monde où nous serions seuls face à la culpabilité et à l’impuissance”, comme le souligne dans son édito Olivier Py, le directeur de la ­fameuse manifestation théâtrale.


Elle annonce aussi le fil rouge de cette nouvelle édition : l’odyssée, qui puise sa source dans le célèbre livre d’Homère, dont la lecture en français a inspiré à l’artiste l’univers étrange, l’entre-deux qui se déploie sur la couverture du programme. Elle évoque enfin l’ouverture du festival à des artistes et des récits de tous horizons, notamment ceux du Proche et du Moyen-Orient, qui ont déjà fait l’objet de focus lors d’éditions précédentes. Cette année, plusieurs spectacles abordent ainsi les rapports entre Orient et Occident. On poursuit nos découvertes théâtrales en s’aventurant dans un festival Off plus dense que ­jamais, avec ses 1 592 pièces.


 


“Mahmoud & Nini”, duel de préjugés


La “rencontre interculturelle”, pour Henri Jules Julien, est une expression creuse. Une “sorte d’idéologie molle, notamment dans le monde des arts et de la culture : on va se rencontrer, donc on va s’aimer, donc on va faire un beau spectacle !” ironise-t-il dans le dossier de presse du Festival d’Avignon. Sa pièce, intitulée Mahmoud & Nini, est un dialogue entrecoupé de rires, où les préjugés des Orientaux contre les Occidentaux, et inversement, sont poussés jusqu’à l’absurde.


A l’opposé du dialogue factice devenu un argument politique ressassé de tous bords, Henri Jules Julien, qui a longtemps vécu et travaillé en Egypte, imagine un conflit basé sur un principe et un dispositif scénique très simples. Assis face au public, à environ 2 mètres l’un de l’autre sur un plateau nu, à l’exception d’un écran à surtitres, deux interprètes déballent tour à tour une série de clichés.


La comédienne française Virginie Gabriel formule ses fantasmes sur l’Egypte, dont est originaire le performeur Mahmoud Haddad. Lequel ne tarde pas à prendre la relève avec une collection d’idées reçues concernant la France. La rencontre entre les deux artistes est-elle le fruit du hasard ? A-t-elle été organisée, et si oui, par qui et dans quel but ?


Tout en abordant les relations entre monde arabe et France, le metteur en scène de Mahmoud & Nini questionne sa place dans le processus de création. Sa légitimité à prendre le pouvoir sur la représentation d’un Arabe et d’une femme. D’une manière presque pirandellienne, il interroge aussi la liberté des personnages face au texte qui leur est imposé. Et la place du théâtre à une époque où le dialogue par écrans interposés prend le pas sur l’échange en face à face.


 


“Final Cut” : à la recherche de la Tunisie perdue


La programmation officielle du Festival d’Avignon n’a pas le monopole en matière d’odyssées. Dans la marée de spectacles du Off on découvre, par exemple, Myriam Saduis, qui nous invite avec Final Cut à une traversée intime d’un pan de l’histoire contemporaine. Connue jusque-là pour ses collages de textes autour d’auteurs divers – Ingmar Bergman, Anton Tchekhov ou encore Hannah Arendt –, la comédienne et metteuse en scène franco-tunisienne se risque en effet dans ce seul en scène à un autre type de prise de ­parole : la confidence intime.


“Je suis née en France, en 1961. Et je n’ai découvert qu’à l'âge de 40 ans dans quelles circonstances ma naissance a eu lieu.” Dès ces premières phrases, Myriam Saduis nous entraîne dans les méandres de son passé. De son enfance, surtout, entre un père tunisien disparu, renié, et une mère italo-française qui a fini par sombrer dans la folie. Elle remonte ainsi dans les années 1950-1960, pour dire l’amour de ses parents en dépit du contexte raciste de l’époque. Malgré les événements qui secouent la Tunisie et l’Algérie, alors en marche vers l’indépendance.


Pour décrire Final Cut, “le terme ‘spectacle’ ne convient pas tout à fait, confie l’artiste. Peut-être le mot intervention, artistique ou poétique, ouvre-t-il un certain champ : en équilibre instable entre une conférence historique et le récit comique d’une vie.” Le tragique du récit de la comédienne, ses zones de tension, ne prennent en effet jamais le dessus. Ode aux identités complexes, multiples, Final Cut dit la possibilité de la réparation du passé en général. En particulier de celui qui concerne les relations entre les deux rives de la Méditerranée.


“Et le cœur fume encore”, sur la guerre d’Algérie


Dans un autre lieu incontournable du Off, le 11 • Gilgamesh Belleville, les jeunes Alice Carré et Margaux Eskenazi présentent le second volet de leur diptyque, Ecrire en pays dominé. Après leur traversée poétique, politique et musicale des courants de la négritude et de la créolité intitulée Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre, les fondatrices de la compagnie Nova, implantée en Seine-Saint-Denis, s’intéressent aux mémoires, aux littératures et aux résistances de l’Algérie coloniale à la France d’aujourd’hui. Afin, disent-elles, de “dessiner un des visages de la nation française dans laquelle nous avons grandi, faite à jamais d’exils, de métissages, d’imaginaires et de violences tues”.


Kaléidoscopique, Et le cœur fume encore s’est construit autour de témoignages recueillis auprès de proches de l’équipe artistique. Investigation passant de la parole au jeu, du réel à la fiction, de la poésie de Kateb Yacine ou Assia Djebar à l’histoire, cette pièce portée avec énergie par sept comédiens vise à déterrer les récits de cette guerre si longtemps refoulés. Pour lire à travers eux les fractures de la France d’aujourd’hui. 

Anais Heluin