Tribune : Travailler. Résister ? Se taire ou parler ?

 Tribune : Travailler. Résister ? Se taire ou parler ?

Violence invisible, fatigue structurelle, mécanismes épuisants : un cri frontal contre ce que vivent les femmes dans les espaces de pouvoir.

Latifa Chay – Femme, consultante et auteure


Ce texte s’appuie à la fois sur mon expérience de terrain et sur les travaux des sciences sociales relatifs au genre et à l’organisation hiérarchique. Ces constats ne sont pas seulement personnels : ils documentent la persistance de mécanismes structurels que les sciences sociales commencent à analyser.

 

Quelle année !

Une année de missions intenses, où chaque décision, chaque rencontre, chaque regard a été à la fois un défi et un miroir. Entre salons feutrés d’hommes d’État et tentes berbères, en Europe comme en Afrique, entre réunions officielles et confidences glissées à l’oreille, ou même sous l’humour feint de la camaraderie, rien de nouveau : seulement la confirmation de ce que travailler veut dire, quand on avance avec un corps déjà interprété. Une fatigue sourde s’est accumulée : mentale, émotionnelle, physique. Une vulnérabilité que l’on tait, car elle est aussitôt retournée contre nous.

Nous ? Les femmes.

Je sors d’une mission qui m’a profondément plu : par l’ambition qu’elle portait, par le potentiel qu’elle laissait entrevoir, par ce que nous avions à produire ensemble. Je m’y suis engagée avec cette rigueur intellectuelle et situationnelle que je ne sais ni feindre ni alléger. Une rigueur sincère, presque grave, tant je mesure ce que travailler veut dire quand on se sait attendue, observée, et parfois tenue à une vigilance que d’autres n’ont pas à porter.

Je savais ce que je valais dans ce cadre. Je savais aussi ce que ma présence pouvait produire, non par vanité, mais par lucidité professionnelle : celle qui s’acquiert à force d’avoir fait, refait, prouvé et recommencé. Du sens, de la structure, de l’analyse, de la décision. J’ai voulu que ce projet advienne, malgré les doutes, non ceux de l’imposture, mais ceux que l’expérience inscrit dans le corps quand on a trop souvent vu comment les choses peuvent se déliter, surtout pour les femmes.

Je sais ce que je vaux. Je sais ce que je produis. Et je sais aussi dans quel monde je le fais.

Alors j’ai fait ce que les femmes apprennent très tôt à faire : j’ai anticipé, j’ai contrôlé, j’ai neutralisé.

Non pas le travail — lui, je le maîtrise — mais les regards, les attitudes, les sous-entendus. J’ai dû gérer sans cesse la perception de moi-même, pendant même que je mobilisais déjà toute mon intelligence, toute mon attention, toute ma disponibilité intérieure pour mener à bien une mission avec le sérieux qu’elle exige.

J’ai travaillé à ne pas être mal lue, tout autant qu’à atteindre les objectifs de la mission.

J’ai ajusté mes mots, mes silences, mes vêtements, mes postures. J’ai fermé des portes invisibles avant même qu’on n’essaie de les forcer. J’ai même dû en claquer certaines au nez de quelques-uns. J’ai pris toutes les précautions possibles pour ne pas être assignée à autre chose que ce pourquoi j’étais là : penser, analyser, construire et décider.

Car je sais ce qui rôde quand on est une femme, quel que soit le milieu social : le soupçon permanent, la sexualisation latente, la confusion obscène entre présence féminine et disponibilité.

J’ai veillé à ne pas être perçue selon les projections masculines : un cœur à prendre, une promesse affective, une projection fantasmatique, une femme de mœurs légères, ou, disons-le sans détour, une pute. Derrière ces jugements, c’est le besoin de domination et le désir de transformer l’autre en objet malléable qui ordonne et régit ces comportements. C’est un rabaissement systémique¹, codé et normalisé dans toutes les micro-actions, jusque dans ce qui paraît trivial.

Voilà la violence ordinaire.

Pas spectaculaire. Pas toujours consciente. Mais constante. Structurelle. Documentée. Répétée. Gravée dans chaque protocole, chaque évaluation, chaque réunion. Elle s’invite dans chaque geste, s’insinue dans les mots, s’impose dans les décisions, se glisse jusque dans les hiérarchies. Elle est dans le regard qui jauge, dans le silence qui juge, dans la contrainte du geste. Inscrite dans les mécanismes mêmes du pouvoir et du travail.

Et cette violence-là ronge, use, et fatigue.

Elle fatigue parce qu’elle s’ajoute. Parce qu’elle ne remplace rien. Elle s’empile à tout le reste : les règles tacites, les codes non écrits, les obligations invisibles, les attentes inatteignables.

Les femmes paient un coût cognitif et émotionnel supplémentaire dans les espaces de pouvoir et de reconnaissance. Elles travaillent et se protègent. Elles produisent et anticipent. Elles avancent et contiennent.

Pendant que je pense une stratégie, je pense aussi à ce que mon intelligence dérange. Pendant que je conduis une mission, je conduis aussi la perception que l’on aura de mon corps.

Pendant que je travaille, je dois encore travailler à me protéger. Et sans y penser, je dois arrêter de sourire, car même un sourire devient suspect.

Les sciences sociales appellent cela la « double contrainte² ». Moi, j’appelle cela une ponction permanente de l’esprit. Une ponctuation de survie qui ronge et fracture jusqu’au plus profond de soi.

Aucune reconnaissance ne compense ce coût. Aucun salaire ne le rembourse. Aucun prestige ne l’efface. De mes dernières missions, je ne retiens pas seulement la qualité des résultats : je retiens l’état dans lequel elles me laissent — une fatigue mentale aiguë, une lassitude sentimentale, une vulnérabilité que je n’ai ni le droit d’exhiber ni le luxe d’ignorer.

S’il m’est impossible de la taire, je sais ce que coûte de la montrer. Elle expose à la moquerie, au rabaissement, à la perte de crédibilité et à l’isolement : « la féministe à deux balles qui va encore se plaindre ». Alors on apprend à dissimuler, contourner, minimiser, non par choix mais par nécessité. Parce qu’une fois identifiée comme telle, travailler sereinement devient un équilibre fragile. Perdre des missions ? Perdre de l’influence ? Perdre sa place ? Chaque risque résonne, chaque menace s’abat. Chaque danger frappe, chaque ombre pèse. Tout a un coût, et ce coût, nous le portons en silence, dans le corps et dans l’esprit, pour continuer à exister, pour continuer à tenir debout dans un monde qui refuse de nous laisser être pleinement présentes.

Alors je le dis, sans élégance inutile : je suis fatiguée d’être une femme.

Non pas fatiguée d’exister, qu’on se comprenne, mais fatiguée de ce que cette existence de femme implique sans cesse : négociation, justification, anticipation, retenue. Jusqu’à la paranoïa. Fatiguée de devoir être irréprochable là où d’autres peuvent être médiocres, ambigus, lourds, et néanmoins plus légitimes, parce qu’hommes.

Que l’on entende cette phrase comme elle doit l’être : un aveu brut, un ras-le-bol profond, une colère froide contre tous ces connards ordinaires qui confondent encore autorité féminine et anomalie, compétence et séduction, disponibilité et transgression.

Et partout où je vais, ce sont toujours les mêmes mécanismes qui se dressent : suspicion, réduction, projection.

Je n’arrêterai pas. Je ne dirai plus que c’est anecdotique. Je ne transformerai plus ma fatigue en silence confortable pour les autres, pas même pour celles qui, par peur infondée ou par rivalité intériorisée, détournent le regard ou se rangent du côté de l’ordre établi.

Car ce qui m’épuise n’est pas le travail. C’est ce qu’il faut endurer en plus, simplement pour avoir le droit de travailler.

Certains appellent cela adaptation. Moi, j’appelle cela usure.

Et cela, je refuse désormais de le taire. Non par goût de la plainte, mais par exigence de vérité. Parce que cela mérite d’être formulé. Nommer ce qui est injuste³, ce n’est pas se plaindre : c’est refuser de collaborer.

Je continuerai à avancer. Mais que l’on cesse, une bonne fois pour toutes, de prétendre que cela est normal. Je n’y consentirai plus. Jamais.

 


¹ Violence structurelle : concept utilisé en sciences sociales pour décrire des formes de domination et d’oppression inscrites dans les structures sociales et les interactions quotidiennes, qui reproduisent les inégalités et les hiérarchies, souvent de manière invisible ou normalisée (Galtung, 1969 ; Bourdieu, 1998).

² Double contrainte et pression contradictoire : les études de genre analysent la manière dont les femmes subissent des injonctions incompatibles dans les espaces de pouvoir, devant être à la fois compétentes et agréables, visibles mais pas menaçantes, ce qui crée un stress et une vigilance constants (Bateson, 1972 ; West et Zimmerman, 1987).

³ Coût cognitif et émotionnel invisible : les recherches en sociologie du travail et en études de genre documentent la surcharge mentale et émotionnelle spécifiques aux femmes dans les organisations hiérarchiques, liées à la nécessité de gérer leur image, anticiper les biais et se protéger contre les discriminations et les microviolences (Hochschild, 1983 ; Ridgway, 2011).

 

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