La vengeance du peuple

 La vengeance du peuple

Crédit photo : Gérard Bottino/crowdspark.com/AFP


Un “psychopathe avéré” à la Maison Blanche, l’extrême droite aux portes de l’Elysée, le oui au Brexit… Pourquoi cette soif de cataclysme en Occident ? Ecrasé par les inégalités, qui n’ont cessé de croître, le petit peuple a trouvé dans les urnes une arme pour exprimer son désir de changement.


De passage à Paris, un de mes amis de longue date, diplomate américain d’assez haut niveau pour avoir parachevé sa carrière d’ambassadeur dans deux pays tourmentés, n’a rien dissimulé de son anxiété. Pour la première fois de leur histoire, les Etats-Unis ont confié la toute-puissance présidentielle à un personnage qu’il qualifie de “psychopathe avéré” ou de “pervers narcissique”. L’hyperpuissance mondiale entre les mains d’un tempérament irrationnel, prêt à tout pour assouvir ses réjouissances morbides. “Mon pays, la planète campent au bord d’un précipice”, assure le diplomate. Je suis moins inquiet que lui, mais il est mieux informé que moi.


James Comey, l’ancien boss du FBI (sécurité intérieure) destitué par le Président, vient de publier un livre où il dit retrouver dans l’entourage de Trump, les temps nauséabonds des années où il enquêtait sur les chefs mafieux de New York : “Un cercle silencieux qui acquiesce à tout, un boss qui fait le jour et la nuit, les serments de fidélité, le mensonge généralisé, un code de loyauté qui place l’organisation au-dessus de la moralité et de la vérité.”


 


Les perdants de la mondialisation


Qui donc nous a plantés à la lisière de ce gouffre ? Un seul responsable : le peuple. Les électeurs ont élu leur candidat bien-aimé, la loi a tranché, le mal est couronné. En Europe, nous n’avons pas encore atteint ce degré d’inconséquence mais nous ne sommes pas épargnés. Elections parfaitement libres en Italie. Une forte majorité s’est prononcée contre l’Union européenne et l’immigration. En France, un électeur sur trois a voté pour une extrême droite qui bouleverserait l’ordre établi si elle parvenait à ses fins. En 2017, le miracle Emmanuel Macron nous en a épargnés. Mais qu’en sera-t-il au prochain round ? Aux Pays-Bas, en Scandinavie, en Grande-Bretagne (Brexit), mêmes chambardements.


Pourquoi cette soif de cataclysme ? Les pays atteints par ce fléau bénéficient de la prospérité la plus élevée, supérieure à ce que l’humanité n’a jamais rêvé. Même suprématie en éducation, en recherche scientifique, en logement, etc. Leur civilisation, leurs œuvres artistiques et leur stabilité politique sont partout enviées. La guerre n’a pas ravagé leur territoire depuis plus de soixante-dix ans, du jamais vu dans l’histoire. Ils ont tout, tout pour être heureux. Et les voilà saisis d’une aspiration à tout changer, à renverser la table. En somme, un désir de révolution.


La démocratie, “le pire des systèmes à l’exception de tous les autres” à en croire l’aphorisme de Churchill qui ajoutait (lui, ce démocrate !) “Le plus irréfutable argument contre la démocratie consiste en une conversation de cinq minutes avec un électeur moyen”, obéit à une règle stricte : la souveraineté de la majorité. Une voix sur 100 millions détermine l’existence de la Nation entière. A qui appartient ce bulletin de vote fatidique ? Un génie ? Un crétin ? Secret du scrutin, nul ne le saura. On décompte les bulletins dans la plus grande intégrité et les jeux sont faits.


Cette majorité qui est-elle aujourd’hui en Occident ? Ce sont les perdants de la mondialisation et de son corollaire, l’immigration. La moitié la plus défavorisée (ou la moins riche) des populations occidentales. Ils reçoivent un salaire inférieur à 1 800 euros, ils logent à l’étroit dans les villes ou plus à l’aise dans de lointaines banlieues pas toujours sécurisées, ils se serrent la ceinture en fin de mois, ils se privent souvent de vacances, leurs enfants réussiront rarement des études éblouissantes. Ces échelons déshérités passeraient pour des nababs ailleurs qu’en Occident, leurs équivalents des pays sous-développés se damneraient (et ils se damnent en Méditerranée) pour accéder à leur sort. Peu importe. Un migrant débarquant exténué en Sicile bénit le ciel. Un smicard sicilien maudit son destin.


Rien de neuf dans tout ça. Pauvres et riches se sont toujours partagé la même planète en coexistence la plupart du temps pacifique. Hormis lors de quelques rares révolutions toujours éphémères, l’égalité n’est pas de ce monde. Même le communisme a fini par rendre l’âme. Pourquoi donc, aujourd’hui les Nations plus prospères feraient-elles exception ? Justement, parce qu’elles n’ont jamais été aussi florissantes.


 


Les inégalités ont pris des proportions titanesques


Depuis la chute du Mur de Berlin (1989), le monde est devenu plat. Plus de barrières. Concevez une bonne idée, bricolez sans capital votre petite affaire, elle pourra s’étendre de San Francisco à Pékin, Paris ou Le Caire en quelques années. Les exemples de pareilles aventures abondent. Ainsi va la mondialisation. Le nombre de milliardaires a été multiplié par dix en vingt-cinq ans. Quarante-deux individus possèdent davantage que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Et 80 % de la richesse va à 1 % de la population. Les inégalités ne sont plus ce qu’elles étaient. Elles ont pris des proportions titanesques. Bill Gates (ou l’un de ses pareils) possède des pouvoirs financiers infiniment plus considérables que Louis XIV. Deux ou trois milliards mettraient fin à des conflits essentiels en France. Une goutte d’eau pour Apple ou Amazon. Les actionnaires qui se contentaient jadis de 2 à 5 % de revenus sur leur capital investi exigent désormais 10 ou 15 %. Bénéfices captés aux dépens des salariés. Ces vertigineux profits ne trouvent même pas à se réinvestir entièrement. Une grande partie se retrouve dans des banques qui ne savent qu’en faire et accordent des prêts à des taux ridiculement bas. Avant 1989, la masse des salaires dépassait de loin les profits des sociétés. La tendance s’est renversée. Aujourd’hui, le capital rapporte bien plus que le travail. Et les inégalités s’approfondissent sans qu’on aperçoive à l’horizon une utopie de justice. Jadis, pour lutter contre ce système, des partis politiques de gauche, communistes ou socialistes, canalisaient la colère des démunis et l’exprimaient. Les gauches décèdent les unes après les autres. Sarkozy et Hollande se promettaient de mettre en œuvre le même programme : réduire les avantages sociaux. Ils ont échoué devant les manifestations de rue. Macron s’est engagé à ne pas plier. Pour la plupart des esprits éclairés et raisonnables, ces réformes constituent l’indispensable préalable à une véritable reprise. Appauvrir les pauvres, enrichir les riches, pas d’autres moyens de s’en sortir. Devant tant d’iniquités, le perdant de la mondialisation, le bon petit peuple, ne possède plus qu’une seule arme : son bulletin de vote. Il s’offrira à n’importe quelle proposition sauf si elle apparaît “raisonnable”.


 


“Qu’il jette à la poubelle tous nos gouvernants”


Il veut des Mélenchon, des Le Pen, des Trump, des Johnson, des politiques dont il n’attend rien d’autre que le grand chambardement. Il entend se donner des chefs qui cassent la baraque. Le premier venu fera l’affaire pourvu que ce soit un bouffon, un pitre capable de balayer en deux mots toute cette élite qui ne se fixe pour but que l’aggravation de leur sort.


“Ah ! Vous vous prétendez démocrates, interpelle l’électeur sans autre voix que son bulletin de vote, eh bien je vais vous montrer moi ce qu’est la démocratie. Du balai ! Débarrassez-nous le plancher. On ne veut plus vous voir. Nous attendons de notre gouvernement qu’une seule chose, qu’il jette à la poubelle tous nos gouvernants.” Dégagez tous ! Dégage ! Ou pour parler en bon maghrébin : “Digage.”  

Guy Sitbon