Au delà du féminisme

 Au delà du féminisme

crédit photo : Benjamin Cremel/AFP


Rachid Benzine et Hicham Abdelgawad, tous deux islamologues, invitent les croyants à une interrogation profonde des textes sacrés qui prend en compte le contexte de leur révélation pour se libérer des normes patriarcales qu’ils recèlent.


“On trouve dans les textes sacrés ce qu’on est venu y chercher.” Jamais cet adage populaire n’aura été plus parlant qu’aujourd’hui à propos du Coran. Source de spiritualité pour les uns, objet de crainte pour les autres, le texte saint des musulmans semble cristal­liser les affects. Lorsque de tels ­affects sont mis au service de projets économiques et sociaux, pour ne pas dire politiques, les lectures idéologiques ne sont jamais loin. Le phénomène n’est pas nouveau, la quête du ­Jésus historique (étude de la vie de Jésus en tant que personnage historique) a donné naissance à des conceptions du Christ tout à fait variées : le Messie fut perçu tantôt comme révolutionnaire, tantôt comme féministe en passant aussi par la case écologiste… Chacun a projeté sur la ­figure du Christ ses propres attentes, pour ne pas dire ses idéologies. Des questions méritent alors d’être ­posées : est-on condamné à ne voir dans les figures ­religieuses ou les textes saints que les ­reflets de nos craintes et espoirs ? N’y a-t-il aucune “sortie de soi” ­possible à travers ces vecteurs spirituels ?


 


Apprendre à interragir avec le texte sacré


Même de “bonnes volontés” modernistes peuvent se laisser piéger par un certain “fondamentalisme ­textuel”. Des féministes musulmanes, par exemple, voulant se dégager des normes infantilisantes dans ­lesquelles d’aucuns les enferment à coups de versets coraniques. Elles, vont, à leur tour, tenter de passer par d’autres versets pour prouver le contraire. Privilégiant certains d’entre eux, dont elles considèrent pouvoir contrôler la signification, ainsi que l’interprétation de nombreux autres. La démarche est respectable, mais est-elle efficace ? N’est-ce pas adopter une attitude passive devant le texte pris comme un document figé, en faisant fi de l’interaction qui doit fonctionner entre celui-ci et son public d’auditeurs ou de lecteurs ? N’est-ce pas admettre sans esprit critique que les normes émanent systématiquement de l’intérieur du texte, et non pas des processus sociaux et historiques ?


Plutôt que de déclarer de manière idéologique que le Coran prône l’égalité des sexes, ce qui ne correspond pas à la réalité, ne vaudrait-il pas mieux étudier le contexte dans lequel la Parole coranique s’est déroulée, afin de comprendre comment celle-ci continue de se manifester avec efficacité dans notre histoire ? Au lieu de nier que des normes patriarcales apparaissent à maintes reprises tout au long du Texte sacré, n’est-il pas préférable d’effectuer une exploration précise de comment elles se sont imposées dans les pratiques et les comportements des musulmans, afin de mieux pouvoir s’en libérer ?


Pour faire évoluer leur condition, les femmes (comme tous les autres croyants) doivent apprendre à entrer en conversation profonde avec le Texte sacré, plutôt que transposer sur celui-ci ce qu’elles aimeraient qu’il dise à leur place ! C’est cette interactivité qui leur donnera la force d’effectuer des transformations pour combattre le patriarcat, d’aller vers plus de justice et d’égalité. Sinon, au lieu de prendre leur place de “sujets communiquant”, elles continueront à s’en remettre passivement au texte – sublimé cette fois-ci.


 


Abandonner l’idéologie comme finalité de la lecture


L’Islam abstrait et pur n’existe pas. Parce qu’il est ­dépendant – par l’interprétation comme par les pratiques – de ce que les gens en font, on peut affirmer que l’Islam “parfait”, l’Islam situé en toute sécurité au-dessus des terrains accidentés de la géographie et de l’histoire n’existe pas ! De même l’Islam “a-historique” n’existe-t-il pas davantage : c’est toujours l’Islam pris à tel ou tel moment de l’histoire des hommes. Aussi conviendrait-il de cesser de faire cette distinction trompeuse entre “l’Islam” d’un côté et “les musulmans” de l’autre, comme s’il pouvait y avoir un Islam réel sans musulmans !


L’Islam est né au milieu des hommes que Dieu s’était choisis. Il a continué d’exister au sein d’une humanité multiple et contrastée. Il perdurera à travers ce que les hommes continueront d’en faire. L’Islam, c’est toujours l’Islam des gens. Une approche efficace du Coran ne peut donc faire l’économie d’une herméneutique (l’interprétation des textes philosophiques, religieux). Pour qu’elle soit possible, une suspension du jugement comme fondement métho­dologique de lecture est indispensable.


Par définition, la suspension du jugement présuppose un abandon de l’idéologie comme finalité de la lecture. Le but d’un tel abandon est d’ouvrir la possibilité d’y trouver autre chose que ce que nous souhaitons. Concrètement, cet abandon consiste à cesser de “chercher des provisions coraniques” pour alimenter telle ou telle idée que l’on souhaite faire triompher et de commencer à “ramener le Coran à son terrain”.


 


Un nouvel univers de sens


Ce point est essentiel et doit être différencié de la simple “contextualisation”. Cette dernière consiste en effet à greffer au texte des éléments qui lui sont extérieurs (“con-texte” signifie en effet “avec le texte” et donc un “en dehors” du texte). Or, cette greffe ne dépasse jamais une relative superficialité intrinsèque au principe même de contextualisation. On dira, en effet, que tel verset a été révélé en période de guerre, qu’un autre a été révélé en période de paix, l’un à La Mecque, l’autre à Médine, on trouvera aussi éventuellement des noms de personnages, des liens familiaux, etc.


Ces indications peuvent être intéressantes, éventuellement utiles, mais elles ne permettent finalement ­jamais de pénétrer l’essentiel du Coran, c’est-à-dire toucher l’imaginaire de ses premiers récepteurs. Or, c’est précisément en ramenant le Coran à son terrain que cet imaginaire se déploie, doucement mais sûrement. En prenant en compte la géographie, le climat, les usages locaux, les sens les plus archaïques de la langue arabe, bref en prenant en compte le terrain des premiers récepteurs du Coran, un nouvel univers de sens se dessine sous les yeux du lecteur, il s’agit d’une lecture active, méthodologiquement contrôlée.


Ce déplacement herméneutique entraîne une conséquence inévitable : celle de nous dépouiller de nos catégories et représentations actuelles. Ce qui va se jouer alors, c’est une authentique conversation avec la parole coranique. Cela peut aller dans le sens de nos attentes ou à contre-courant, mais dans tous les cas elle aura l’avantage louable de nous questionner sur nous-mêmes et non de conforter nos certitudes.


Au final, et même si nous considérons qu’une lecture historique du Coran est une finalité en soi, nous croyons aussi fortement qu’elle peut amener de la sérénité dans les débats actuels autour de l’Islam. Entrer dans le texte par les outils historiques, anthropologiques, linguistiques et géographiques, c’est faire acte d’humilité en plus de faire un travail scientifique*. Un acte qui bien entendu a toute sa place aussi dans une lecture croyante si tant est que l’on reconnaisse que si Dieu nous parle, la première chose à faire consiste à se taire et se donner une chance d’écouter. 


* On peut même se demander si l’un ne va pas sans l’autre 


 


La suite du dossier : Elles défient le patriarcat religieux


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La rédaction