Une gauche vidée de son sens

 Une gauche vidée de son sens

Crédit photo : Joël Saget / AFPPatrice Pierrot/crowdspark.com/AFP – Archives personnelles


Un an après le départ de François Hollande de l’Elysée, la gauche française demeure fragmentée et dans une impasse stratégique. Une situation largement due aux renoncements du quinquennat précédent. Regards croisés du politologue socialiste Rémi Lefebvre et de la militante France insoumise Leïla Chaibi. 


C’était deux jours avant le 78e congrès du Parti ­socialiste (PS), qui s’est tenu les 7 et 8 avril à Aubervilliers, en région parisienne. Dans un entretien accordé au Parisien, Jean-Christophe Cambadélis, ex-premier ­secrétaire du parti, assurait que l’heure était venue pour sa formation de “travailler à sa nouvelle identité”. Le même 5 avril, le temps d’un parcours dans des gares de Normandie, Olivier Besancenot, Eric Coquerel, Gérard Filoche, Benoît Hamon, Pierre Laurent et François Ruffin, autres figures de la gauche, ont échangé ou se sont croisés au cours d’une journée de soutien aux cheminots en lutte. Sur la photo de “famille” : ni femme, ni Noir, ni Arabe. Jean-Luc Mélenchon, le PS et les Verts étaient eux aussi absents.


Tel est le visage de la gauche politique française un an après la fin du quinquennat Hollande : “La réalité, c’est qu’elle est dans un état d’atomisation, de balkanisation très important aujourd’hui”, résume Rémi Lefebvre. Politologue, enseignant à Sciences-Po Lille, mais aussi membre du Conseil national du PS où il milite à l’aile gauche du parti, il confirme que la “crise d’identité” est profonde : “Ce qui, historiquement, définit ce parti, c’est la lutte contre les inégalités sociales, la défense de la laïcité, de la solidarité, etc. Or, il se trouve que ces valeurs ont été très malmenées durant le quinquennat de François Hollande et que du coup, cela paraît bien flou.”


 


Une politique d’offre fondée sur la compétitivité


Flou ? Le 22 mars, Olivier Faure, nouveau premier ­secrétaire du PS, était exfiltré de la manifestation contre la réforme des services publics et celles des cheminots, sous les huées et les insultes. Pour les manifestants, c’est donc très clair : en 2018, les cadres du Parti socialiste ne sont pas bienvenus dans un cortège défendant les services publics. “Durant le dernier quinquennat, une politique d’offre a été menée, fondée sur la compétitivité des entreprises et la flexibilité du monde du travail. Même s’il y a eu quelques mesures pour tempérer cela, clairement, le curseur idéologique du PS s’est déplacé à droite”, note le politologue. Au point que le terme même de “gauche” a très tôt agi comme un repoussoir. “La dernière fois que j’ai tracté des documents sur lesquels le mot ‘gauche’ figurait, c’était pour le Front de gauche en 2014 dans le cadre de la campagne municipale, raconte Leïla Chaibi, candidate France insoumise à Paris lors des dernières législatives. Et déjà, les gens me disaient que Hollande les avait déçus, que la gauche avait trahi. Ce quinquennat a eu pour effet que ce mot, cette étiquette, n’imprime plus, ne porte plus.”


 


Dérive néolibérale


Fortement contestée dans la rue au printemps 2016, la loi Travail d’Emmanuel Macron (alors ministre de l’Economie), a donné à voir l’ampleur de la droitisation du programme économique du PS. Point d’orgue d’une politique, celle des gouvernements Ayrault puis Valls, qui, à petits coups de baisse des budgets, de fermetures d’établissements ou de fragilisation des statuts, a poursuivi l’affaiblissement du secteur et des services publics. Toujours au nom de la “modernisation de l’action publique”.


Cette dérive néolibérale du PS, qui n’a pas com­mencé avec l’arrivée de François Hollande à l’Elysée, a longtemps semblé moins affirmée sur les questions sociétales, où la rue de Solférino, siège du PS, restait malgré tout “un peu plus à gauche”, souligne Rémi ­Lefebvre. Sauf que cela ne s’est guère vérifié au cours de ces cinq années. Ni dans la gestion policière et répressive des quartiers populaires et des cités, jamais vraiment remise en cause par l’Elysée. Ni dans la politique migratoire déployée après l’arrivée massive de réfugiés en Europe à l’été 2015. En fait, seule la bataille du mariage pour tous menée avec passion par la garde des Sceaux Christiane Taubira au printemps 2013 ­apparaît comme un marqueur solide “de gauche” de ce quinquennat. Car, à la suite des attentats survenus en 2015, le PS a aussi dérapé à droite dans le champ des libertés individuelles. Proclamation, le 14 novembre 2015, de l’état d’urgence, qui sera prorogé à cinq reprises, proposition de constitutionnaliser le principe de déchéance de nationalité, multiplication des perquisitions administratives. Au moment de la COP21, à Paris, en décembre 2015, le gouvernement n’a rien trouvé à redire à ce que les mesures de l’état d’urgence permettent l’arrestation de… militants écologistes. Et entre le 14 novembre 2015 (lendemain des attentats de Paris) et le printemps 2017, “près de 5 000 perquisitions administratives ont été effectuées”, souligne le juriste Paul Cassia qui rappelle que seules “20 d’entre elles ont donné lieu à l’ouverture par le parquet d’une enquête pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, soit un taux de “succès” de… 0,4 % !”(1)



Le PS, un “parti ennemi’ pour certains


Manuel Valls, incapable de remporter la primaire ­socialiste, incarne les dégâts que cette séquence a occasionné. “Je pense que la loi Travail et la déchéance de la nationalité ont amené une détestation du PS que les ­socialistes n’imaginent pas… C’est quasiment devenu un parti ennemi pour certains électeurs de gauche”, résume sobrement Rémi Lefebvre.


Le PS est-il pour autant l’unique fossoyeur de la gauche politique française ? Le désaveu populaire, en tout cas, ne concerne pas seulement les cadres du parti à la rose. Et Leïla Chaibi, de déplorer : “Le problème aujourd’hui, c’est qu’en additionnant tous les partis de gauche, ça ne fait pas le poids pour une majorité, y compris avec le PS actuel. Arrêtons de croire qu’il faut rassembler tous les petits nains de la gauche pour reprendre le dessus, ce n’est pas la bonne stratégie. Plutôt que de s’obstiner à additionner les étiquettes, il vaut mieux justement s’attacher à défendre nos valeurs, le projet que l’on veut porter. Et si, pour cela, il faut remiser ce mot de ‘gauche’, faisons-le ! Cet attachement relève du nombrilisme, on le garde pour se faire plaisir, mais ce label n’est pas nécessaire.” Pour cette militante chevronnée du mouvement social, le véritable enjeu est plutôt de “s’adresser aux couches populaires, où il y a un dégoût profond de la politique telle qu’elle s’opère aujourd’hui.”


 


“La gauche a perdu le combat idéologique”


En attestent des taux d’abstention toujours très élevés et le rejet net, lors des dernières élections, des formations qui se sont partagé le pouvoir depuis trente ans. Une situation dans laquelle, pour le coup, la gauche a de grandes responsabilités, estime Rémi Lefebvre : “Je considère qu’elle est en grande partie comptable de la crise démocratique que nous traversons. Il y a eu un abandon dramatique des catégories populaires, la gauche a lâché la question culturelle et perdu le combat idéologique. Du coup les questions identitaires sont devenues centrales dans le débat et aujourd’hui, si une bonne partie des catégories populaires vote FN, c’est largement dû à cet abandon par la gauche de la question sociale.”


Une fois ce constat posé, le politologue qui se définit comme “un vrai social-démocrate convaincu qu’il faut essayer de transformer l’économie de marché par des régulations très importantes”, admet son désarroi : “Avant, il y avait une légitimité à demeurer au PS même quand on était à la gauche du parti, étant donné que c’était la formation dominante, on pouvait essayer d’appuyer et d’infléchir ses lignes de l’intérieur. Aujourd’hui, il n’est plus dominant ni hégémonique à gauche. Du coup, on se pose des questions…”



Renouer le dialogue, à petits pas


D’où partir, et avec quels outils, pour tenter de renouer le dialogue avec des pans entiers de la population “dégoûtée” par la gauche ? Leïla Chaibi qui est aussi co-animatrice du pôle organisation de la France insoumise, met en œuvre la méthode Alinsky, du nom de ce sociologue américain, penseur du community organizing(2). “On fait du porte-à-porte dans les quartiers ­populaires, sans cacher qu’on est de la France insoumise, mais sans pour autant vendre notre programme. On écoute. L’idée est d’aller au-devant des colères. La résignation est le premier frein à l’engagement. Renouer avec tout ça passe par de toutes petites victoires sur les enjeux du quotidien.” La veille, elle a rencontré les habitants d’un immeuble qui se mobilisent contre un bailleur défectueux. Pour se ­retrouver, la gauche repart de (très) loin. 


La suite du dossier : 


Et si « le peuple » sauvait la gauche ?


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Ils ont plombé la gauche


Macron un an de dévoiement libéral


(1) Dans un billet de blog publié le 25 mars 2017 par Mediapart, “L’indemnisation des perquisitions administratives de l’état d’urgence”.


(2) Lire le dossier très complet sur le sujet, “Ma cité s’organise. Community organizing et mobilisations dans les quartiers populaires”. Revue Mouvements n° 85, 2016, éd. La Découverte.

Emmanuel Rionde