Elles cultivent leur soif d’entreprendre

 Elles cultivent leur soif d’entreprendre

crédit photo : Mint Images /AFP


Pour sept femmes sur dix, l’entrepreneuriat est plus épanouissant que le salariat, et la moitié d’entre elles pensent que cela favoriserait l’égalité professionnelle. Pourtant, elles ne représentent que 40 % des créateurs d’entreprise. Car les freins restent nombreux. 


Après avoir été infirmière et institutrice, Sandrine Laude, horticultrice à Champier, en Isère, s’est reconvertie. “Je voulais changer de carrière. J’ai fait un BTS agricole pour reprendre une entreprise horticole de la ­région.” A Paris, Leïla Bezaz, chef d’une agence d’architecture d’intérieur pour petits espaces (monpetitappart.com) n’a pas hésité à quitter la communication d’un grand groupe : “Je voulais créer ‘ma petite entreprise’. Mes parents étaient tous les deux dans l’entrepreneuriat et en 2008, j’ai franchi le pas. J’ai tellement entendu que ça ­n’allait pas marcher. C’est mon côté têtu qui m’a sauvée.”


 


Le poids de l’éducation


Au seuil de leur vie professionnelle, les femmes ­subissent la minoration de leurs qualifications. Même si leur nombre sur le marché du travail a doublé depuis les années 1960, elles restent sous-employées et sous-payées. Sabrina Boucherit, entrepreneuse strasbourgeoise, fondatrice du réseau féminin RéZoé et ­auteure du livre, avec Naïma Guerziz, #RéZoter et entreprendre au féminin (éd. Fauves), en est persuadée : “Les femmes ont souvent caché leurs ambitions. Rappelons-nous qu’elles n’ont le droit d’avoir un compte bancaire à leur nom que depuis 1968. Elles ont d’ailleurs du mal à estimer leur travail, à valoriser leur savoir-faire.”


Les valeurs inculquées aux filles dans leur enfance pèsent également. “C’est dans l’éducation que ça se joue, explique Martine Dubertrand, responsable de la communication de l’association 100 000 entrepreneurs. Elles prennent moins de risques, car on leur apprend toute leur vie à faire attention, à être prudentes.” Organisatrice de la semaine de l’entrepreneuriat féminin, du 4 au 22 mars, son association tente de faire prendre conscience aux jeunes femmes que “c’est possible”.


Autre frein important, la trajectoire professionnelle perturbée par les congés maternité ou la gestion des enfants. “Le facteur de l’articulation des temps de vie joue énormément, explique Laura Chebab, responsable du ­service Création et développement des jeunes entreprises à la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) du Val-de-Marne. Elles ont plus de mal à gérer vie privée et vie pro­fessionnelle. Il y a aussi un problème lié à la confiance en soi. Elles ont moins foi en leur leadership.”


 


“Le plus dur, c’est l’isolement”


Créatrice de la société de communication Pepper Menthe, en 2010, Samira Chakkaf Andalouci a réussi à mener à bien les deux. “Quand j’ai lancé ma boîte, mon conjoint m’a soutenue. Avec les enfants, tout est une ­question d’organisation, d’autant plus que l’un d’entre eux avait à peine quelques mois.” Pas facile, en effet, de s’occuper d’un “bébé” entrepreneurial ! Le temps est compté et la répartition des rôles dans le couple est essentielle pour réussir. “J’ai eu la chance d’avoir un mari qui est dans l’enseignement et qui a les mêmes horaires et vacances que mes enfants, indique l’horticultrice Sandrine Laude. On peut parfois se libérer, mais mon métier ne me le permet pas toujours.”


Sabrina Boucherit, “maman solo”, comme 30 % des entrepreneuses, en sait quelque chose. “C’est une ­sacrée organisation. Il faut payer des nounous pour pouvoir se lancer. Or, quand on commence, participer à des soirées, souvent payantes, de ‘réseau’ revient cher. On n’a pas forcément baigné dans les réseaux d’école. C’est un monde qu’on découvre, mais on apprend vite.”


Dans un pays comme la France, où l’entre-soi économique dominé par des hommes est très implanté, les femmes n’osent pas. Le constat est d’ailleurs parlant : 70 % d’entre elles créent plutôt des entreprises individuelles. Pour la gérante de monpetitappart.com, Leïla Bezaz, “le plus dur, c’est l’isolement. On est souvent seules. J’ai très vite rejoint des réseaux mixtes et féminins pour sortir de cette situation.”


 


Réseautage au féminin


Un mot revient d’ailleurs souvent dans la bouche des entrepreneuses : la “sororité”. Un moyen de se serrer les coudes entre femmes et d’aller de l’avant en groupe. Dans le numérique, par exemple, la ville de Paris a mis en place Paris Pionnières, incubateur de start-up dédié aux femmes entrepreneuses. Même initiative à Marseille avec Potentielles. D’autres réseaux de sororité existent, comme Force Femmes (pour celles qui ont plus de 45 ans), Women Equity (programme européen de capital-investissement pour les PME). Martine Dubertrand, de l’association 100 000 entrepreneurs, y voit une chance : “Je suis pour la mixité, mais quand une femme intègre un réseau mixte, on lui demande si elle est mariée, si elle a des enfants, etc. En revanche, quand une femme rejoint un réseau féminin, ça annule l’effet du genre. Elles vont parler business avant tout.”


Si Leïla Bezaz indique que ses origines “ont pu être un frein sur des chantiers où elle avait été recommandée”, le fait d’être une femme a pu l’avantager aussi. “Mes clients sont très souvent des femmes. Elles sont plus à l’aise pour me parler de choses intimes. Malgré tout, j’ai dû faire mes preuves dans le monde de l’artisanat, qui est très masculin.” Si Sabrina Boucherit déplore des relents de machisme (“un journaliste m’a parlé de ‘féministerie’ à propos de mon réseau féminin”), Samira Chakkaf Andalouci, elle, a réussi à dépasser ce cadre : “Le bouche-à-oreille a fait le travail. On ne m’a jamais regardée comme une femme. On venait me chercher pour mon expertise.”


Autre point noir : la gestion de la société. Les deux tiers des femmes entrepreneuses n’ont suivi aucune formation en gestion avant de démarrer leur activité. Si l’horticultrice Sandrine Laude a bénéficié du parcours Jeune Agriculteur qui l’a accompagnée dans ses démarches, elle a souhaité, tout de même, embaucher son ancienne patronne durant un an “pour faire la transition”. Leïla Bezaz a dû “tout apprendre toute seule”, alors que Samira Chakkaf Andalouci, qui avait “l’habitude de gérer de gros budgets lors de [s]es précédentes expériences”, a aussi pu compter sur son mari directeur financier, qui l’a aiguillée au début et épaulée par la suite.


 


Des investissements plutôt timides


Pour répondre à cette demande d’accompagnement, la CCI du Val-de-Marne a mis en place en 2016 Melletingo. Durant un an, les femmes ont pu accélérer et sécuriser leur business plan. “Le plus dur, dans une entreprise, est d’anticiper les différents paramètres économiques et sociaux, explique Laura Chebab. Bien appréhender son marché, comprendre son fonctionnement et mieux piloter son activité en étant en veille, sont des paramètres qui vont permettre de pérenniser l’activité.” Et la CCI du Val-de-Marne n’en reste pas là. Elle a lancé Sup’Excellence, qui permet à des dirigeantes d’entreprise de bénéficier d’un accompagnement en communication et en leadership, et de mentorat à l’étranger.


Autre point de friction : le financement et la trésorerie. Souvent dans le secteur tertiaire (services), les femmes n’osent pas. Si elle a emprunté sur sept ans, Sandrine Laude a réussi à avoir son prêt, car le banquier la “connaissait et savait qu’elle faisait attention”. Le manque de fonds est souvent la cause des échecs entrepreneuriaux. Une femme sur trois a investi moins de 3 800 euros pour lancer son entreprise et une femme sur deux moins de 7 500 euros.


 


Une aversion au risque ?


Martine Dubertrand, de l’association 100 000 entrepreneurs, confirme : “On accorde moins aux femmes, qui demandent moins.” Sabrina Boucherit, de RéZoé, nuance un peu l’idée du financement : “On ne peut pas faire de procès aux banques. Les femmes empruntent moins, car elles ont moins de garanties. Elles n’ont pas non plus des projets qui coûtent des millions d’euros. Jusqu’à 30 000 euros, c’est possible d’emprunter à la banque assez facilement, si le projet tient la route.”


Actuellement, seule une entrepreneuse sur trois accède aux prêts bancaires et essayera de rembourser au plus vite l’emprunt. En réglant rapidement les fournisseurs et en accordant des délais de paiement à leurs clients, les dirigeantes d’entreprise accentuent les difficultés financières. Pour Laura Chebab, de la CCI du Val-de-Marne, “les femmes ont une aversion au risque en général. Elles ont peur de ne pas pouvoir gérer l’emprunt et d’immobiliser certaines sommes personnelles. Il existe pourtant plusieurs dispositifs pour les aider.”


En termes d’accompagnement financier, la France est bien dotée. La garantie Egalité Femmes (qui remplace le Fonds de garantie à l’initiative des femmes) couvre jusqu’à 80 % d’un emprunt bancaire dans la limite de 50 000 euros. Il existe aussi des prêts d’honneur (de 2 000 à 50 000 euros) d’Initiative France, sans demande de garantie personnelle pour renforcer les fonds propres. Enfin, l’un des dispositifs les plus importants est sans doute l’Aide aux chômeurs créateurs d’entreprises (Accre), qui leur permet de maintenir leurs droits tout en lançant leur activité, pendant une période de deux ans.


Citons encore les Plans d’actions régionaux pour l’entrepreneuriat des femmes (PAR), les concours comme “Entreprendre au féminin” en Franche-Comté, le prix de l’installation des femmes en agriculture, le prix Acti-femmes dans l’Oise ou encore le prix FIR de la créatrice d’entreprise exemplaire en Zones Franches Urbaines. La jeunesse n’est pas oubliée avec Tremplin Entreprises (10 000 euros), Talents de la création d’entreprise (de 4 000 à 10 000 euros), Ilab (qui va jusqu’à 45 000 euros) et le prix Audace, qui s’adresse aux ­micro-entrepreneurs.


 


L’impossible retour au salariat


Celles qui ont vécu la vie de “patronnes” ne se voient pas revenir au salariat. “J’y pense, mais je ne le ferai pas, assure Leïla Bezaz. Tout est simple en tant que salariée. Mais le challenge de mener sa boîte, de pouvoir ne pas confondre service et servilité est un luxe qui me permet de mieux appréhender ma vie de famille et ma vie professionnelle.” Samira Chakkaf Andalouci, de l’agence ­Pepper Menthe, abonde : “Il faut juste être bien accompagnée, ­valoriser son savoir-faire à sa juste valeur.” Selon Sabrina Boucherit, de RéZoé, “on en a encore pour dix ans avant d’y arriver. La différence se fera quand les réseaux féminins travailleront entre eux. Une entrepreneuse doit être convaincue par son idée et ne pas se lancer seule. Entourée des bonnes personnes, elle peut aller très loin.” D’autant que de nouveaux secteurs s’ouvrent aux femmes, comme le numérique (seulement une créatrice sur dix). Martine Dubertrand insiste d’ailleurs pour que les jeunes filles s’y tournent très jeunes : “On doit éviter les pensées limitantes. Le secteur digital propose des opportunités incroyables d’embauche avec la révolution numérique en cours.”


Un peu Shiva (capable de faire 100 tâches en même temps et de bien les faire) courageuse, créative, ambitieuse, tenace et bienveillante, l’entrepreneuse moderne a de beaux jours devant elle. Et le jeu en vaut la chandelle : s’il y avait autant de femmes que d’hommes dans la création d’entreprises, la France gagnerait 0,4 % de croissance annuelle supplémentaire, selon l’OCDE. 


Voir aussi :


DES SELF-MADE WOMEN MILLIONNAIRES


 

Yassir Guelzim

Yassir GUELZIM

Journaliste Print et web au Courrier de l'Atlas depuis 2017. Réalisateur de documentaires pour France 5.