L’intelligence artificielle vue par l’historien Yuval Noah Harari

 L’intelligence artificielle vue par l’historien Yuval Noah Harari

Dans son essai 21 leçons pour le XXIème siècle, Yuval Noah Harari, historien mondialement connu, alerte sur le problème le plus sensible que doit affronter l’humanité : le défi de la révolution technologique actuelle, le défi de l’intelligence artificielle.

 

Les révolutions technologiques font suite à la fusion de la biotechnologie et technologie de l’information, qui rend les machines intelligentes. Pour Yuval Noah Harari, si elles sont balbutiantes à l’heure actuelle, elles vont prendre de l’élan au cours des prochaines décennies et obligeront l’humanité à affronter les épreuves qui en découlent, sur les plans politique, social, économique et psychologique. Pour lui, les disruptions technologiques qui reposent sur l’invention de technologies toujours plus nombreuses auront trois conséquences principales sur l’humanité : au niveau de l’emploi, des libertés et de l’égalité. 

Emploi

Au cours du XIXème siècle, la révolution industrielle s’est accompagnée par une migration des travailleurs du secteur agricole vers l’industrie. Quand les tâches industrielles ont été robotisées, il y a eu migration vers le secteur des services, l’homme étant le seul à avoir des facultés cognitives pour faire fonctionner les machines. Or aujourd’hui, non seulement la machine exécute les tâches humaines, mais les dépasse largement en termes de capacité, puisque contrairement aux humains, elles sont « connectées et actualisées ». Pour Harari, tous les métiers seront concernés, notamment le domaine des transports, de la santé, ou encore de l’art.

L’historien prend un exemple : si on automatise tous les transports, cela éviterait les 1.25 million d’accidents mortels annuels d’aujourd’hui. Devra-t-on alors raisonner en termes de protection de l’emploi ou de protection de l’individu ? Idem pour la santé. Du berger au fin fond d’un village africain au Président des Etats-Unis, tout le monde aura accès à des diagnostics et des thérapies, de façon égalitaire. Lorsqu’une découverte est réalisée pour un médicament écrit-il, quelques années sont nécessaires pour que tous les médecins en soient au courant. Avec l’intelligence artificielle, c’est instantané, et dans le monde entier. 

Pour l’essayiste, les découvertes dans les neurosciences ont permis à la technologie de maîtriser notre cerveau. Nos sentiments, nos actions, nos réactions, notre humeur, et nos prises de décision prouvent que l’on s’éloigne du principe de libre arbitre pour laisser la place à des milliards de neurones qui calculent des probabilités en fractions de secondes. Pour Harari, la biochimie de notre cerveau mise en algorithme surpasse notre intelligence. Dans le domaine de l’art, les algorithmes créeront pour nous des musiques ou films en fonction de notre humeur, et bien meilleurs que Bach ou Mozart. L’intelligence acquise par la machine remplacera la majorité de notre travail, donc. 

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Harari se pose la question si nous pourrions nous redéployer comme au XIXème siècle ? Selon lui, oui, dans un premier temps, en nous reformant à ces métiers. Cependant, la vitesse des changements sera telle que nous deviendrons plutôt des « inutiles ». 

Les puissants de cette révolution seront les détenteurs de data : Google, Facebook, Baidu et Tencent. Ils auront accès à des moyens financiers colossaux et pourront s’acheter même la vie, en termes de longévité et d’intelligence (des puces ayant pour but de rendre l’humain plus intelligent sont déjà pensées). Ce seront des surhommes face à des inutiles. Quant aux pays en développement, selon Harari, deux choix possibles : soit ils prennent aujourd’hui le train en marche, soit ils mourront. 

Liberté

Au niveau des libertés, pour l’historien, il est évident que ce monde qui fonctionnera avec des drones de surveillance, caméras, où nous serons continuellement épiés, portera un coup à nos libertés sur le plan physique. Mais sur le plan moral, cette puissance acquise par les machines de pirater nos cerveaux pourra aussi nous enlever notre libre arbitre. Nous pensions être des individus libres et agir avec un fonctionnement individuel, qu’en sera-t-il lorsque nous aboutirons à demander à notre ordinateur qui sait tout de nous : « En fonction de ce que tu sais de moi, je veux acheter une voiture, laquelle tu me proposes ? » Et que l’ordinateur nous répond : celle-là, et qu’il s’agisse bien de celle qu’il me faut ! Nos choix resteront-ils des choix ? Les élections, base de notre démocratie, resteront-elles entre nos mains ? Les algorithmes qui recueillent toutes nos traces sur internet sont à même d’avoir un profil détaillé de notre psychologie, nos préférences, nos choix de consommation, et pourront nous manipuler à leur convenance. 

Nous sommes pris dans nos tâches quotidiennes, alors que l’humanité traverse des changements révolutionnaires. Des dictatures digitales sont en train d’être créées alors que nous n’y prêtons pas attention : « Les révolutions jumelles de l’info tech et biotech pourront restructurer non seulement les économies et les sociétés, mais aussi nos corps et même nos esprits ». Que peut-on faire face à cela ? Nos Parlements sont bien loin de mettre au centre du débat les disruptions technologiques. Les monnaies virtuelles prennent de l’importance alors que l’on discute de taxations physiques. D’ailleurs, en 2050, il est  légitime de se poser la question si ces mêmes Parlements détiendront toujours l’autorité.

Pour Harari, l’homme a de plus en plus le sentiment de ne compter pour rien. « Si par le passé, le paradigme des libéraux était compris presque de tous, aujourd’hui, l’homme ordinaire a à faire à des mots mystérieux : mondialisation, machine learning, chaînes de bloc, génie génétique, intelligence artificielle, algorithme et monde des cyborgs ».

Mark Zuckerberg rêvait de créer une communauté mondiale. Se fera-t-elle autour du Covid-19, à l’ère où le monde est soumis à l’autorité digitale ? 

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Malika El Kettani