Vanessa Codaccioni : « La répression politique est une double criminalisation »

 Vanessa Codaccioni : « La répression politique est une double criminalisation »


Et si les violences policières n’étaient que la pointe, tranchante, d’un iceberg étonnamment bien sculpté, qui endigue tout courant d’eau tentant de s’y frayer un chemin ?  Dans sa « petite encyclopédie critique », Répression, l’Etat face aux contestations politiques, l’historienne et politologue Vanessa Codaccioni démonte, pièce par pièce, la mécanique actuelle de la répression étatique face au militantisme et à l’activisme. C’est alors un dispositif profond et global qui se dresse devant les yeux du lecteur…


Spécialiste de la justice pénale et de la répression du militantisme depuis dix ans, Vanessa Codaccioni donne à comprendre les logiques coercitives et punitives de l’Etat face à l’engagement politique des citoyens français.


Qu’ils soient gilets jaunes ou écologistes, zadistes ou féministes, toutes et tous peuvent se voir heurter à la sphère policiaro-judiciaire, cette « violence d’Etat » qui n’admet pas sa démarche politique.


Dans une analyse claire et concise qu’elle étaye de nombreux exemples, la politologue jette de la lumière sur les stratégies adoptées par les acteurs de la répression pour discréditer et disqualifier aussitôt les protestations. L’objectif ? Empêcher toute contestation politique.


Tactiques de dépolitisation disqualifiante


Pour Vanessa Codaccioni, par ailleurs maîtresse de conférence en sciences politiques à l’université Paris 8, la principale logique de l’appareil répressif en France réside dans sa stratégie de dépolitisation et de criminalisation de la contestation politique.


En niant le caractère politique du militantisme et assimilant les manifestants à des « délinquants », les acteurs de la répression en font des criminels de droit commun, réprimés pour des actes illégaux, plutôt que pour la démonstration de leurs idéologies et l’engagement de leurs actions.


C’est à ce propos que Vanessa Codaccioni parle de « double criminalisation » : des actions politiques deviennent des actions délinquantes ou criminelles, condamnables tant sur le plan de la légitimité que de la légalité.


Ainsi, des gilets jaunes sont arrêtés pour « entrave à la circulation », des militantes Femen inculpées pour « exhibition sexuelle », des activistes de L214 bloquant un abattoir bovin jugés pour « violation de domicile », ou encore un travailleur humanitaire dénonçant via Twitter la gestion policière des migrants, et accusé de « diffamation »… Pour ne citer qu’eux.


Selon l’auteure, la non-reconnaissance de la marque politique des gestes militants et leur réduction à des crimes ou délits de droit commun est « l’un des plus puissants vecteurs de dépolitisation de l’activisme ».


A la criminalisation s’ajoute la pathologisation, souligne Vanessa Codaccioni. C’est une autre dérive de la répression, moins visible et plus rare, mais tout de même existante. L’activiste se transforme alors en un individu aux troubles psychologiques problématiques, pour lesquels des soins deviennent nécessaires, et l’internement psychiatrique envisageable.


Cette stratégie va plus loin que la dépolitisation : aux luttes et à l’engagement, elle retire toute rationalité.


Vanessa Codaccioni vient dénoncer un autre versant de la dépolitisation du militantisme en confrontant le dispositif punitif actuel avec celui qui régnait en France jusque dans les années 1980.


L’auteure pointe du doigt la quasi-disparition des procès politiques traditionnels, au sein desquels les « ennemis intérieurs » (dont le caractère politique était bel et bien reconnu par l’Etat et ses juges accusateurs), pouvaient s’adonner à pléthore de stratégies antirépressives, alors largement publicisées.


Aux longs procès des tribunaux d’exception viennent se substituer la comparution immédiate des tribunaux correctionnels, ces petits cadres judiciaires imposés, à la justice expéditive (certes aux peines moins lourdes), mais loin de toute médiatisation et de défense méditée :


« Comment politiser la répression, défendre une cause ou même se défendre tout simplement avec si peu de temps pour préparer sa défense et en 29 minutes d’audience seulement ? », s’indigne la politologue.


Et si l’affaire prend de l’ampleur, souligne-t-elle, la Chancellerie et les juges peuvent décider d’abandonner les poursuites afin d’éviter le procès et minimiser les retentissements, comme cela a déjà été fait par le passé.


L’historienne rappelle que depuis 1980, milieu carcéral et sphère judiciaire suivent une répression dépolitisée : l’Etat ne reconnaît plus de régime de détention spécifique pour les activistes oppositionnels, et les amnisties politiques qui permettaient la libération de presque tous les « ennemis intérieurs », ont disparu.


Une répression préventive, proactive


Pour Vanessa Codaccioni, le renforcement de la lutte antiterroriste a accentué la répression du militantisme, en assimilant activisme à terrorisme, et en condamnant des intentions plutôt que des actes.


En se basant sur l’affaire Tarnac, elle dénonce notamment le concept de l’« association de malfaiteurs », formule inscrite dans le Code pénal de 1810 pour réprimer les anarchistes, visant finalement à empêcher toute protestation :


« Les gouvernants peuvent créer de nouveaux crimes ou délits pour rendre délictueuses ou criminelles des actions propres à l’activisme oppositionnel », et par là-même, Vanessa Codaccioni évoque l’état d’urgence en France, qui permet d’étendre les prérogatives des forces publiques,  et dont certaines de ses mesures se sont vues intégrées dans le droit commun. 


On accuse, à l’avance, les gens de projets délictueux, d’où, par exemple, l’assignation à résidence de vingt-quatre militants écologistes pour la COP21, l’arrestation préventive de milliers de gilets jaunes, la multiplication des « interdictions de séjour », soit de manifester, et des perquisitions administratives.


Pour la politologue, la machine répressive (policiers, magistrats, militaires et préfets) « vise alors dans ce cas à concrétiser l’illégalisation de ce qui n’était auparavant pas punissable voire de ce qui était protégé par un ensemble de droits ».


Une répression mise sous silence


Pour l’auteure, si le combat antirépressif a de plus en plus de difficulté à se jouer dans les tribunaux, ils demeurent la part visible de l’appareillage prescriptif, tandis que, dans l’ombre, la répression s’emporte.


Si Vanessa Codaccioni écarte les comparaisons hasardeuses avec les régimes totalitaires ou dictatoriaux, elle souligne que la machine des représailles stigmatise, ridiculise, intimide, censure, et dans ses dérives les plus oppressives, violente. Lors de manifestations, les violences policières à l’œuvre ont pu se faire voir, au moyen de coups, gazages, tirs de flash-balls, lancées de grenades… éventuellement mutilantes, et parfois même mortelles.


Les affaires récentes et dramatiques d’Adama Traoré et de Cédric Chouviat au cours de contrôles d’identité, médiatisées, ont pu se révéler au grand public, et les techniques de plaquage ventral, s’en voir fortement contestées.


Dans le microcosme de la cellule de garde à vue, ce sont les témoignages qui permettent d’éclairer sur ce qui s’y trament : fouilles, mises à nu, insultes, provocation, et même terrorisation. Vanessa Codaccioni cite l’exemple de ce policier qui aurait pointé un pistolet sur le visage d’un manifestant lors d’un transfert au commissariat, ou encore l’affaire du lycée d’Arago en 2018, dont 102 lycéens et lycéennes ont été placés en gardes à vue, dans des conditions déplorables.


Elle y voit notamment une généralisation des « cibles » policière (toute personne militante peut être visée), mais surtout, elle dénonce un processus de dissuasion illégale, visant de plein fouet l’activisme.


L’ouvrage s’achève sur une réflexion portant sur la lutte anti-répression à mener. Vanessa Codaccioni appelle à repenser la spécificité de l’activisme oppositionnel, ainsi que sa répression, en reconnaissant et en faisant connaître son caractère politique.


Elle plaide en faveur de la restauration de la justice politique d’exception disparue en 1981, même si « ce type de réforme pénale n’a pour l’heure aucune chance de voir le jour », et que cette possibilité représente le risque d’aggraver la répression, notamment avec des peines plus lourdes à l’encontre de celles et ceux qui remettent en cause l’ordre politique, économique et social. Il faudrait alors trouver un juste milieu, et en attendant, continuer le combat pour protéger le droit de combattre. 

Malika El Kettani