Nader Ayache, cinéaste en grève de la faim : chronique d’une France qui fabrique ses sans-papiers

Boulevard Raspail, Paris XIVᵉ. Entre deux bourrasques de novembre, une petite tente de camping est plantée devant le Centre national du cinéma (CNC). À l’intérieur, un homme de 35 ans, le visage creusé mais le regard droit : Nader Ayache, réalisateur tunisien, doctorant en fin de thèse, et désormais gréviste de la faim.
Cela fait douze jours qu’il ne mange plus. Cela fait surtout huit ans, presque un quart de sa vie, qu’il vit dans une zone grise administrative, coincé entre son cinéma, ses études, et une Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF) devenue son ombre.
Il y a quelques mois encore, l’annonce faisait la fierté des écoles de cinéma et la une des newsletters culturelles : son film La Renaissance est sélectionné pour les Césars 2025, catégorie court métrage documentaire.
Ironie tragique : l’institution qui a soutenu ses films n’a jamais été consultée sur la précarité extrême de son auteur. « Ils n’avaient aucune idée de ma situation », souffle Nader, sans colère mais avec une lassitude tenace.
Arrivé en France en 2015 pour étudier le cinéma, il obtient un premier titre de séjour étudiant. Sorbonne, recherche sur la réalité virtuelle, courts métrages sociaux ; La Guerre des centimes en 2018, déjà un regard tranchant sur les travailleurs précaires. Et puis, soudain, en 2019, le couperet : OQTF + interdiction de retour. Motif ? Avoir dépassé le quota d’heures autorisées pour travailler.
Nader était alors coursier. Pas pour s’enrichir : pour payer sa chambre, ses études, ses repas. « C’étaient mes premières années en France. Comment pouvais-je connaître ces règles ? », répète-t-il. La préfecture, elle, répondait : nul n’est censé ignorer la loi. Ainsi va l’administration : quand la loi n’est plus un cadre mais un labyrinthe.
L’OQTF l’a plongé dans ce que les militants appellent « la fabrique de l’irrégularité ». Sans titre de séjour, impossible de travailler, impossible de louer, impossible de se soigner. Il a dormi chez une tante, puis chez des amis, puis parfois dehors. À la mort de son père, en Tunisie, il n’a pas pu rentrer : partir aurait signifié être interdit de retour à vie. Sa sœur l’a supplié de rester : « En mémoire de papa, termine ta thèse, continue ton cinéma ».
Il a tenu. Thèse presque achevée. Films reconnus. Soutiens de chercheurs, de cinéastes, de collectifs, de syndicats. Mais les recours juridiques, eux, se sont succédé avec la même réponse : refusé. Le dernier en date, celui du tribunal administratif de Versailles, le 6 novembre : ses études seraient « non sérieuses ». Une gifle de plus.
Alors Nader Ayache a installé sa tente. Non pas pour le geste spectaculaire, mais parce que, dit-il, « je ne vois plus d’alternative ». Le froid, les vertiges, la douleur dans les jambes ; il minimise, comme pour ne pas ajouter du tragique au tragique.
« Je ne fais pas ça pour moi seul. Je parle de la machine qui broie. Des préfectures saturées. Des queues interminables. De la suspicion automatique. »
Son cinéma l’explique déjà : il filme souvent les vies en marge, celles qu’on ne voit qu’en flou dans les débats télévisés.
Le CNC se dit prêt à attester de sa « bonne insertion professionnelle ». Le milieu du cinéma, lui, est massivement derrière lui. Mais la préfecture, sollicitée par plusieurs de nos confrères, n’a pas répondu.
« Avec cette OQTF, je ne suis qu’une goutte d’eau parmi 40 000 », dit-il. En réalité, ils sont bien plus : plus de 400 000 OQTF prononcées en 2023, un chiffre en explosion depuis dix ans. Une politique devenue mécanique, comme si le chiffre était devenu la finalité.
Et pendant ce temps-là, un cinéaste de 35 ans, soutenu par des centaines d’artistes, reconnu par les Césars, se bat pour le droit élémentaire de vivre là où il a construit sa vie. Pour sa femme. Pour ses amis. Pour ses films qui disent la France d’en bas, celle des coursiers, des exilés, des « régularisables » sans cesse recalés.
Nader Ayache prépare un long métrage, un autoportrait documentaire : lui, mais aussi tous les autres. Les invisibles qui, comme lui, survivent sous l’épée administrative. « Je revendique la liberté de circuler, de travailler, de respirer », dit-il, la voix presque douce.
Il déposera une nouvelle demande de titre de séjour. Il portera son dossier au Conseil d’État. Il espère. Parce qu’espérer est parfois l’unique acte politique dont on dispose.
Sur le trottoir du boulevard Raspail, sa tente se détache dans la nuit parisienne. Son corps s’affaiblit. Sa détermination, elle, ne faiblit pas.
