Naissance d’une Démocrature, livre de Hatem M’rad – Dissection des rouages d’un coup d’Etat en marche

 Naissance d’une Démocrature, livre de Hatem M’rad  – Dissection des rouages d’un coup d’Etat en marche

« Naissance d’une démocrature » est le dernier livre du politiste Hatem M’rad, publié par l’éditeur Santillana. Universitaire aux multiples facettes, président fondateur de l’Association Tunisienne d’Etudes Politiques, directeur-fondateur de la Revue Tunisienne de Sciences Politiques, il est également un auteur prolifique sur des sujets tels que le libéralisme, l’opinion publique et la citoyenneté.

Par Rania Chebbi, Doctorante en science politique

 

Discret et peu enclin à une médiatisation accrue, Hatem M’rad préfère laisser ses écrits témoigner de son expertise. Il s’agit de chroniques publiées au Courrier de l’Atlas, nous offrant un éclairage subtil et instructif sur la vie politique tunisienne. Ses analyses sont élaborées avec rigueur et indépendance d’esprit dont les ingrédients selon lui sont « effort de compréhension des évènements politiques; engagement dans la mise en œuvre des valeurs philosophiques dans l’action politique et sociale; anti-dogmatisme idéologique et politique par humilité devant les faits; et prise en compte des contraintes, des réalités et du champ du possible ». C’est dans cette perspective que l’auteur reconstruit à travers ses chroniques de presse publiées entre février 2021 et novembre 2023, le cheminement d’une Tunisie déjà dans la tourmente d’une transition démocratique à rebondissement vers l’établissement d’une Démocrature.

Dès l’introduction, l’auteur s’attelle dans une introduction théorique à la définition de la démocrature ou de ce que Tocqueville, le premier à en avoir eu l’intuition au XIXe siècle, appelait « despotisme doux », en partant d’une question pivot pour le reste de l’ouvrage ; cette démocrature « est-elle une dérive démocratique ? Un assouplissement de la dictature ? Une tentative de conciliation équilibrée entre la démocratie et la dictature, en même temps qu’un éloignement et de l’une et de l’autre ? ». En explorant son architecture historique, contemporaine, théorique ou encore conceptuelle, Hatem M’rad délimite les caractéristiques du « despotisme doux » tunisien, « … le culte de l’homme fort, le dirigisme économique et social à l’échelle étatique, une propagande édulcorée, le rejet des élites et une répression ciblée », auxquels on peut y ajouter l’emprisonnement des opposants politiques et des journalistes, la mainmise sur la justice, ainsi que des formes rudimentaires de populisme. Tout cela en parallèle avec la pratique d’élections plus ou moins plurielles, une certaine marge de liberté d’opinion, de plus en plus réduite, une brutalité assouplie, rendant « hybride » ce système dénommé ici démocrature.

Cet ouvrage est tel un kaléidoscope, offrant une exploration approfondie d’une démocrature tunisienne naissante, depuis ses balbutiements, en passant par son moment fondateur du 25 juillet 2021, et jusqu’à son évolution actuelle. Le livre est organisé autour de trois thèmes ou trois phases de la démocrature tunisienne.

 

Gestation de la démocrature

« Naissance d’une Démocrature » s’ouvre sur ce chapitre où l’auteur, dès février 2021, prend position sur la nécessité d’une transformation profonde tant au niveau de l’attitude des Tunisiens que du système politique lui-même. La réforme politique, selon lui, devrait favoriser une collaboration harmonieuse entre les pouvoirs, mettre fin aux blocages et assurer la stabilité. Dans ce processus, la jeune démocratie tunisienne aurait pu trouver un équilibre délicat entre la liberté d’expression et la préservation des valeurs citoyennes.

L’analyse de la situation politique en Tunisie révèle aussi qu’un état de blocage politique exacerbé a secoué le pays bien avant le coup d’Etat de juillet 2021. Le refus du président de recevoir les ministres, suscitant des soupçons de conflits d’intérêts, et les tensions persistantes entre Kais Saïed et le chef du gouvernement de l’époque Hichem Mechichi ont paralysé le système politique.

Cette crise s’inscrit dans le contexte de la transition démocratique post-2011 qui a certes réussi à surmonter certains défis, mais qui a montré des limites et des imperfections. Les coalitions politiques, notamment entre islamistes et laïcs, sont devenues éphémères, et des erreurs procédurales ont contribué au désordre politique.

Pour Hatem M’rad, la nécessité urgente d’une réforme politique se dessine. Cette réforme devrait favoriser une harmonisation entre la majorité parlementaire et la volonté du peuple. L’indécision et le blocage politique reflètent notamment un dysfonctionnement général du système. Un symptôme criant de ce dernier n’est autre que l’obstruction islamiste dans la désignation des membres de la cour constitutionnelle depuis 2014. Dès lors la Tunisie est prise dans un conflit juridico-politique complexe sans les compétences politiques nécessaires pour résoudre ces difficultés.

Parallèlement, l’auteur mène une réflexion profonde sur l’évolution de la sphère politique et met en lumière un autre défi majeur : « la démocratisation du mal ». La montée en puissance de la technologie, à travers les réseaux sociaux, a transformé la fragile démocratie tunisienne en une arène où la virulence et la polarisation prévalent sur la vertu citoyenne. La « démocratisation du mal » se manifeste par une violence verbale généralisée, affectant la qualité du discours politique et affaiblissant le tissu démocratique.

En outre, le pessimisme radical des Tunisiens apparaît comme une ombre pesante sur la transition. Bien que la société tunisienne soit réputée pour sa joie de vivre, le pessimisme a gagné du terrain en raison du chaos politique, de l’augmentation des prix, du chômage, et d’autres facteurs. La démocratie, initialement perçue comme une source d’espoir, semble incapable de répondre aux attentes, alimentant ainsi le pessimisme généralisé.

 

Déclenchement de la démocrature

C’est la deuxième phase de la démocrature. Dès le 28 juillet 2021, l’auteur explore les multiples facettes des crises politiques et socio-économiques qui ont ébranlé la transition pour déboucher sur le coup d’Etat du 25 juillet. En analysant les rouages du pouvoir, les décisions importantes, et leurs implications, il cherche à dévoiler les dynamiques qui ont conduit au déclenchement de la démocrature en Tunisie. Hatem M’rad souligne l’indécision politique, les dérives parlementaires et la décision controversée du président Kais Saied de suspendre le parlement.

Il tente également de définir la nature du « coup » du 25 juillet. En examinant les différentes appellations telles que « coup d’État », « coup d’État constitutionnel » et « auto-coup d’Etat », il scrute son évolution et conclut que, bien que ne répondant pas pleinement aux critères modernes d’un coup d’État, le 25 juillet s’en rapproche incontestablement. Il préfère recourir au concept de « coup d’autocratie », forgé par C.L. Thyne et de J.M. Powell, qui convient davantage au coup de Saied.

Par ailleurs, en analysant la situation politique postérieure au 25 juillet, Hatem M’rad utilise la notion de « l’ère du vide » pour décrire la situation actuelle en Tunisie. Il souligne plusieurs de ses aspects, tels que la dé-révolution, la contre-révolution, la désislamisation forcée, la dé-démocratisation, le retour de l’autoritarisme, la désinstitutionnalisation, la déconstitutionnalisation, la suppression des partis et du pluralisme, ainsi que la neutralisation de la justice. Pour lui, ce sont là des manifestations de « l’ère du vide ».

 

Intronisation de la démocrature

Hatem M’rad dresse dans cette troisième partie, plus volumineuse, un tableau complexe des défis auxquels la Tunisie post 25 juillet est confrontée, remettant en question la conciliation entre islam et démocratie et suggérant une Constitution civile de l’État. Il met en évidence la montée de l’autoritarisme, la nécessité de réformer le système électoral, la délégitimation des institutions, la détention de prisonniers politiques, et les changements d’attitudes de la jeunesse. La quête de la liberté, de la démocratie véritable, et du respect des droits individuels émergent comme un fil conducteur à travers ces différentes perspectives.

La réinstitutionnalisation de l’autoritarisme est analysée à travers le prisme du non-respect des décisions judiciaires, la nomination de la cour constitutionnelle par le président, et la « normativisation » de la dictature. L’auteur souligne les implications politiques et juridiques de cette tendance, mettant en garde contre la disparition de la hiérarchie des normes et contre l’émergence d’un exceptionnalisme politique.

La refonte du système électoral par le président Saied est une étape décisive vers la démocrature, une dictature déguisée, ou « confondue » en démocratie. M’rad met en lumière les risques potentiels liés à l’élimination des partis politiques, le passage au scrutin majoritaire à deux tours, et les conséquences sur la représentativité politique. Il examine les différents types de coups d’État auxquels la Tunisie a dû faire face, du règne de Bourguiba et Ben Ali à l’émergence de Kais Saied, mettant en évidence la transformation du pouvoir autoritaire initial de Saied en un coup d’État total, remettant en question les bases de la révolution tunisienne.

De plus, l’abstention massive aux élections révèle un rejet silencieux du pouvoir arbitraire de Saied. Les Tunisiens semblent aspirer à une réforme du système plutôt qu’à un retour à l’ancien régime, exprimant ainsi leur opposition au président Saied en tant qu’usurpateur.

Enfin, M’rad met l’accent sur la nécessité de désapprendre le phénomène dictatorial, appelant au rejet de toutes les formes d’abus et de dictature. Il met en garde contre le danger d’accepter des dictatures au nom de la stabilité, soulignant que cela pourrait conduire à une sujétion assumée et choisie, la pire ennemie du citoyen responsable.

Le portrait des jeunes Tunisiens préférant l’autoritarisme soulève des questions sur l’évolution des attitudes politiques, reflétant un désenchantement après la révolution de 2011. Hatem M’rad appelle à la sensibilisation des jeunes sur l’importance de la liberté et met en avant la nécessité d’une vigilance citoyenne face aux aspirations autoritaires.

Dans son livre « Naissance d’une démocrature », Hatem M’rad livre une analyse approfondie de la Tunisie post-coup d’État, explorant la genèse de la démocrature, soulignant les dysfonctionnements préexistants et la nécessité de réformes profondes. Il dissèque le déclenchement du processus, sa mise en place et la nouvelle réalité politique de la Tunisie.

En conclusion, l’auteur s’interroge sur les passages entre dictature et démocratie, et entre démocratie et démocrature, et relève qu’autant la première est claire pour l’analyse, autant la seconde est difficile à analyser. Pessimiste, il constate qu’on a encore rarement vu, sinon jamais, des systèmes politiques passer de la démocrature à la démocratie. « Le pouvoir fort appelle le pouvoir fort » dans ces cas.

 

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La rédaction