Compromis, réconciliation, mémoire

 Compromis, réconciliation, mémoire


 


Hatem M’rad                 


Professeur de science politique


 


Le processus transitionnel est par essence un processus de conflit. Il s’agit d’organiser et de canaliser son expression afin d’en faire un des moteurs de la transformation démocratique. Compromis, réconciliation, mémoire, il n’y a pas d’autre mode de fonctionnement dans le cas d’espèce. Les solutions transitionnelles ne sont pas des solutions « blanc ou noir », ni des solutions majorité contre minorité, mais des solutions issues de longues négociations, marchandages, transactions, qui ne sont pas toujours bien compris par l’opinion, ni voulus par les partis et les organismes sociaux.


Compromis


Le compromis est la valeur sacrée de la transition, le mode de construction par excellence d’une nouvelle démocratie : celle qui précède en profondeur les rapports institutionnels majorité-minorité. S’il n’y a pas compromis, aucune solution n’est recherchée, il y a affrontement. Le conflit se solde par la disparition d’un des deux groupes en conflit. On élimine le vaincu et on le rend inutile à jamais pour l’avenir du pays.


En l’espèce, si l’élimination politique ne suffit pas, on lui ajoutera aussi une élimination physique et économique. Alors même que le vainqueur (Etat ou nation) est en position de supériorité lui permettant d’obtenir des concessions supplémentaires de la part de la partie vaincue. La révolution de la dignité peut-elle l’emporter au prix de l’indignité absolue des hommes de l’ancien régime ? Et puis après ? Est-ce une sorte de programme électoral ou un cri de guerre pour les petits partis ? Une satisfaction d’orgueil pour militants  et anciennes victimes ? Pas de compromis avec l’ennemi d’hier. On est encore, pensent-ils, en pleine guerre. Même l’armistice n’est plus toléré. Faire des compromis, même sur le plan économique, avec les hommes de l’ancien régime, est une forme de reconnaissance de leurs corruptions, sales besognes et proximité complaisante au pouvoir. Les hommes d’affaires savaient à bon escient que le régime de Ben Ali torturait, violait les droits de l’homme et les libertés, ils ne s’en offusquaient même pas. Pire, ils faisaient des affaires avec le président même, connu pour sa cupidité, ainsi qu’avec ses proches.


Tout cela est vrai. Tout tunisien le sait, et l’approuverait sans réserve sur l’heure. Seulement, le peuple situé en dehors du circuit économique et financier (partis, militants, intellectuels) a du mal à croire que le pays est en ruine, en quasi-cessation de paiement. Les militants ont d’autres agendas et d’autres plans en réserve, sans doute plus urgents pour le pays. On sait que les fauteurs économiques et financiers doivent « payer », et ils vont payer cash. Cela déplait à la gauche bien- pensante qui mélange tout : « faire payer les riches », comme on disait hier, et faire payer les corrompus de l’ancien régime relèvent de la même logique idéologique et anti-capitaliste. Saura-t-on par la suite comment produire les richesses dans les régimes désuets de « l’abondance ». Les pauvres qu’ils défendent peuvent, en attendant, végéter dans les ténèbres et croupir dans le chômage. Les emplois tomberont du ciel. La réconciliation déplait aux partis de l’opposition dont le rôle est de faire tomber la majorité et la coalition. C’est de bonne guerre et la loi du genre. Mieux encore, faire tomber d’un coup libéraux et islamistes, associés au gouvernement, est une belle aubaine pour les partis et militants de gauche, en quête d’un coup magistral.


Toujours est-il qu’on ne s’embarrasse pas de cohérence. Différentes catégories sociales défavorisées réclament avec acharnement des augmentations salariales,  les chômeurs veulent des emplois, et les régions défavorisées des projets développement. Mais quand on leur parle de la loi de réconciliation économique et financière, permettant d’avoir des revenus immédiats à l’Etat et relancer l’investissement dans les régions, leurs représentants politiques refusent et crient à la trahison et au retour des hommes de Ben Ali. Que faire ?


Réconciliation


 En général, il y a deux types de réconciliation. Il y a d’abord les réconciliations qui sont faites par des leaders politiques visionnaires et éclairés, en avance sur leur époque, qui l’imposent à leurs peuples instinctifs, aveuglés par le présent, toujours réticents à se réconcilier avec l’ennemi d’hier. C’est-ce que nous enseigne l’histoire, ce puits de sagesse. De Gaulle, pourtant militaire et nationaliste convaincu, tend la main au représentant de son ennemi d’hier, les nazis, Adenauer, en 1962 à Reims. L’Europe entière le suit, elle en est même revigorée sur le plan institutionnel et surtout économique. La réconciliation, Mandela l’a imposé aussi à son peuple, qui ne voulait pas d’une réconciliation avec les Blancs, les bourreaux racistes. Bourguiba a lui aussi tendu la main au colonisateur français le lendemain de l’indépendance.


Les peuples n’ont pas toujours le sens de l’histoire, il est bon que les leaders politiques le leur rappellent pour leurs propres intérêts à long terme. On sait que les peuples arabes aiment trop et haïssent trop. Ils ne sont pas dans la mesure. Parions que Palestiniens et Israéliens se jetteront dans les bras les uns les autres le lendemain même de la conclusion d’une paix définitive entre eux, alors que les peuples arabes continueront à s’entre-déchirer en les observant faire de l’extérieur. Certains leaders historiques ont dans le passé vu loin. Ils n’ignoraient qu’un peuple réconcilié n’a pas de prix au regard du progrès des nations. Ce type de réconciliation se fait d’un coup, de manière politique et unilatérale. Ses effets sont immédiats. La légitimité charismatique et héroïque du chef s’impose d’elle-même à la population à la faveur de la conjoncture historique. Cette réconciliation n’exclut pas toutefois le recours aux commissions (technique) de réconciliation, comme c’est le cas en Afrique du Sud.


Il y a d’autre part les réconciliations qui sont le résultat de Commissions de réconciliation et de vérité qui œuvrent dans le cadre des politiques de mémoire. C’est le cas de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) en Tunisie. C’est un processus collectif, lent, nécessitant recherches, investigations, enquêtes et entretiens.


Mémoire


Seulement, en Tunisie sous prétexte de politique de mémoire, l’Instance Vérité et Dignité, galvaudée par sa mission historique, se prend déjà pour un tribunal de l’histoire, ou pour un juge revanchard tenté de condamner les « responsables » d’hier, et même ceux d’aujourd’hui, à l’avance. L’Instance a choisi la fin de règne de l’ami Marzouki et la période de passation de pouvoir pour se présenter à la présidence, à la manière d’une vulgaire saisie de droit commun, avec un camion pour confisquer dossiers et archives de 50 ans de présidence. Une commission d’enquête parlementaire va se constituer pour enquêter sur les dérives de l’IVD.  Le bureau de sa présidente est devenu le huis clos de l’opposition cpériste. Une partialité étonnante. Des associatifs parlent même de « brûler » le Parlement en son sein.


Quand une commission de réconciliation est à ce point gangrénée, suscitant la méfiance et le doute du public, alors que son rôle est tout à fait le contraire, il ne faut pas s’étonner de voir apparaitre une loi spéciale tendant à régler le problème spécifique de la réconciliation économique et financière. Une Instance  Vérité et Dignité à l’image de celle de l’Afrique du Sud ou de celle du Chili établie pour les crimes de Pinochet (qui ne s’est réunie que pendant 9 mois), non politisée, réellement neutre, qui ne cherche pas à gouverner, mais à faire seulement, proprement, patiemment et paisiblement son travail de mémoire dans le cadre de la justice de transition, n’aurait pas nécessité le recours à un régime de réconciliation spécial pour les hommes d’affaires. Même si les deux domaines- mémoire politique et mémoire économique- sont séparables et méritent un traitement séparé, surtout lorsqu’un pays s’enfonce gravement dans la crise.


Sur le plan politique, la dictature est rarement « un accident de l’histoire », on n’en disconvient pas. Elle repose sur des instruments spécifiques et produit de véritables traumatismes sociaux. On ne peut certes pas condamner un peuple, qui a, lui aussi, une part de responsabilité par sa passivité dans les dérèglements de la dictature. On condamne surtout, dans le cadre de la politique de mémoire et des commissions de réconciliation les auteurs directs qui ont réellement participé consciemment ou inconsciemment  à la pratique dictatoriale, qui peuvent constituer des obstacles à la démocratie naissante. Mais le processus démocratique de la transition est nécessairement et fondamentalement réconciliateur. Ne rien occulter, mais aussi reconstruire une société nouvelle.


Sur le plan économique, il y a une complicité certaine de cette catégorie économique avec l’ancien pouvoir, mais les hommes d’affaires qui acceptent un deal financier, pourtant favorable à l’Etat et à la nation, sont-ils plus condamnables que les anciens acteurs politiques ou anciens membres du gouvernement de l’ère Ben Ali ou autres acteurs « justiciables » de la Commission vérité et Dignité? La question mérite d’être posée pour essayer de trouver la juste mesure. La justice de transition est complexe. L’Instance Vérité et Dignité a eu le grand tort de politiser et de médiatiser un processus censé être paisible, neutre, patient et équitable et de fausser grandement la noblesse de la justice de transition.


 


Hatem M’rad


 

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