Tunisie – Abus syndical en démocratie

 Tunisie – Abus syndical en démocratie

Illustration – Des membres de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). AMINE LANDOULSI / AGENCE ANADOLU / AFP / 2017


Comme il arrive qu’un pouvoir ou gouvernement abuse de son autorité, il arrive aussi qu’un syndicat abuse dans ses revendications, alors même que le gouvernement lui a donné satisfaction sur la majorité des points en litige. En démocratie, on doit coordonner les intérêts de tous. Nul groupe ne peut prétendre être plus légitime qu’un autre.


La légitimité syndicale est irrécusable en démocratie. Mais, on se lasse des revendications abusives et systématiques, de quelque provenance qu’elle soit, politique, syndicale ou associative, comme on se lasse d’ailleurs du conservatisme rigide et brut.


Autant on peut comprendre qu’un syndicat abuse de ses revendications sociales, qu’il leur donne une couleur politique, notamment dans les régimes autoritaires, fermés et despotiques, autant on a du mal à trouver une quelconque légitimité au syndicalisme négatif, obtus et radical en démocratie. En démocratie, tout le monde est censé négocier avec tout le monde, tout le monde est censé exprimer en toute liberté ses choix et en même temps ses fantaisies. Mais la société ne survit pas aux conflits permanents et à l’absence d’entente entre les différents groupes.


En démocratie, un syndicat n’est pas moins ou plus loti qu’un parti politique. Comme les partis, un syndicat ne peut résoudre les problèmes seul, quelle que soit sa force militante ou le nombre de ses adhérents. Ses revendications s’adressent principalement au gouvernement et indirectement à la majorité parlementaire. C’est avec ces derniers qu’il est censé trouver une solution. Il ne peut négocier tout seul, il ne peut imposer tout ce qu’il revendique au gouvernement, sans tenir compte des desiderata de ce dernier. Celui-ci, maître de l’Administration et du budget de l’Etat, a aussi les moyens d’imposer d’autres solutions, lui convenant davantage, quoique ne pouvant pas toutes satisfaire le syndicat. On ne solutionne pas un problème dont l’issue dépend de la concertation avec une autre partie dans la solitude. C’est une règle de bon sens. Même dans une guerre, les ennemis d’en face ou les anciens belligérants sont condamnés à négocier l’issue de la crise. Les vaincus ont toutefois dans ce cas d’espèce moins de choix que le vainqueur, sauf si on fait une « paix des braves », favorable aux deux parties.


En Tunisie, le syndicat de l’enseignement secondaire, sous la direction du furieux Lassaâd Yaâcoubi, aspire à être juge et partie, négociateur et contre-négociateur, syndicat et gouvernement à lui seul. Si l’ordre du jour contient 10 points à négocier, il exige d’être satisfait dans leur totalité, pas en quelques points seulement. Il exige encore du gouvernement qu’il adopte sa propre méthode de négociation. Même les gouvernements ne peuvent en démocratie imposer toutes leurs solutions à un syndicat, que dire de l’inverse.


L’agitation et la violence verbale de ce syndicat et de son leader, à travers le laissez-faire prémédité ou contraint de la Centrale, sont peu comprises par l’opinion tunisienne, même par celle qui reconnait la légitimité de ses revendications, censées après tout et en principe avoir un effet bénéfique sur l’éducation. Il est évident que le leader du syndicat du secondaire, lui-même membre d’un parti contestataire, voudrait acculer le gouvernement à accepter toutes ses revendications à la veille de grandes élections, auxquelles les alliés au gouvernement, Tahya Tounès, Ennahdha et Machrou, ne sont pas insensibles, loin s’en faut. Mais un gouvernement doit-il forcément accepter toutes les revendications et les conditions d’un syndicat, aussi puissant soit-il, sous prétexte qu’il a en perspective les prochaines élections ? Un gouvernement peut toujours jouer sur l’usure du syndicat, en le laissant faire, tout en s’opposant à certaines de ses revendications, en le mettant face à l’impatience d’une opinion, très craintive du destin de l’éducation de ses enfants, et du risque d’une année blanche, qui doit inquiéter autant le gouvernement que le syndicat. Cela semble d’ailleurs être le cas du ministère de l’Education et du gouvernement, qui ont peu le choix des moyens en cette conjoncture.


Il faut d’ailleurs rappeler que si le syndicalisme est en Tunisie puissant dans le domaine de l’Education, il est aussi plus nocif et plus risqué en matière d’éducation. Si l’Education constitue la force de l’UGTT, elle constitue aussi simultanément sa faiblesse. Ici l’UGTT doit affronter à la fois le gouvernement, les parents d’élèves, et le droit moral des enfants eux-mêmes à l’instruction. Ce n’est pas un hasard si Lassaâd Yaâcoubi, l’incontrôlable « héros », est devenu durant cette transition un des acteurs sociaux les plus vilipendés par l’opinion. Lui et son patron Tabboubi gagnent à apprendre de leurs prédécesseurs, Houcine Abbassi, redoutable négociateur, tenace, froid, « rahib », comme le qualifiait un ancien membre de l’ANC. Abbassi arrivait à obtenir à l’usure, patiemment, sans colère, en faisant trainer en longueur une négociation, ce que les syndicalistes impatients et bruts d’aujourd’hui ont du mal à obtenir par la force.


Sans doute faudrait-il renvoyer les excessifs et les extrémistes de tous bords, acteurs politiques ou acteurs syndicaux, légion en cette phase postrévolutionnaire, au réalisme tempéré et au « juste milieu » du philosophe Aristote. La modération de nos revendications et de nos opinions ne sont ni l’expression de la médiocrité, ni une marque de pusillanimité, ni une preuve de renoncement à nos choix et intérêts. Elle est une conception permettant de lutter contre les excès destructeurs et les passions. Contre la démagogie syndicale, politique ou même intellectuelle, la modération est le prolongement de la raison. La démocratie a horreur des abus et des excès, elle est un vivre-ensemble, un arrangement d’intérêts et d’idées, une reconnaissance réciproque.


 

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