Tunisie – Bourguiba le multiple

 Tunisie – Bourguiba  le multiple

De droite à gauche : Habib Bourguiba

A l’occasion de la fête de l’indépendance du 20 mars, il est toujours utile de revenir sur la personnalité de Bourguiba, notamment sur sa perception par différents individus, groupes et courants politiques, d’hier à aujourd’hui. Entre le positif et le négatif, le mi-positif et le mi-négatif, le plutôt positif et le plutôt négatif, les avis divergent tant la personnalité est complexe et déroutante. 

 

Bourguiba est-il un ou multiple ? Admiré et suspecté, aimé et haï, il est à lui seul une problématique, parce qu’il est chargé d’histoire, parce qu’il est au cœur de décisions fondamentales pour son pays, et parce qu’il a usé et abusé de son pouvoir. Ceux qui le louent effacent d’un trait de plume ses défauts les plus visibles de leurs mémoires ; ceux au contraire qui le dénigrent n’en retiennent que les mauvais penchants, grossis pour les besoins de la bonne cause. Finalement, chaque Tunisien, chaque groupe, courant politique, chaque génération, chaque classe sociale a « son » Bourguiba ou sa propre lecture de Bourguiba comme personnage et comme acteur.

D’un côté, despote éclairé, vieux gâteux, paternaliste, égocentrique, comédien, opportuniste, irréligieux, intolérant, régionaliste, homme de clan, instable, gérontocrate, habité par sa propre grandeur, culte de la personnalité, tortionnaire, « mangeur d’hommes » (M. Mzali), président à vie, « inflation du moi » (F. Giroud) sont les qualificatifs qui prévalent dans les jugements dithyrambiques. D’un autre côté, libérateur, audacieux, visionnaire, animal politique, sens de l’histoire, lucide, idéaliste, réaliste, révolutionnaire, réformiste, laïc, rationnel, progressiste, honnête, sont habituellement les qualificatifs que lui collent ses fidèles et partisans ou les Tunisiens reconnaissants.

Il y a d’abord un Bourguiba pour chaque conjoncture historique, pour chaque changement de circonstances, voire pour chaque évènement. Dans le passé postindépendance, non encore entaché d’islamisme, il était le tyran injuste pour les démocrates et progressistes, le libéral conservateur ou l’ami du grand capital pour la gauche contestataire, le valet de la francophonie et des Américains pour les étudiants et militants anti-impérialistes. A l’ère postrévolutionnaire, plus ou moins islamisée, il devient pour les mêmes démocrates et progressistes, et même ses prisonniers politiques, le protecteur du temple, de la tunisianité, de la modernité, de la raison, du progrès, de la liberté des femmes. Les démocrates étaient hier anti-bourguibistes par vocation politique, ils sont désormais bourguibistes par vertu civilisationnelle.

Même les islamistes qui prenaient Bourguiba pour un athée incurable, vendu à l’Occident, ont miraculeusement retrouvé en lui toute la sagesse et la modération dans les temps présents. Le cheikh Ghannouchi s’y met, à contrecœur il est vrai, en surfant avec l’opinion du jour et les contraintes politiques. Leur Bourguiba à eux est un fournisseur d’élites destouriennes, d’indépendants semi-sceptiques et d’électeurs laïcs.

Les destouriens de souche ont bien sûr leur Bourguiba à eux, le zaïm ; les Rcédistes se contentaient de son ombre. A l’intérieur des destouriens, des distinctions et fissures apparaissent entre les bourguibiens orthodoxes, purs et durs, prêts à tout avaliser sans distinction, le bon et le mauvais héritage, et les destouriens démocrates et ouverts, qui se sont séparés de leur leader à un certain moment de l’histoire, ayant du mal à admettre le négatif bourguibien. Les Rcédistes sont aujourd’hui des Bourguibistes de proclamation et destouriens de rattachement. Bourguiba est un facteur de réhabilitation. Il est à lui seul une révolution dans la révolution. Hier, sous Ben Ali, ils étaient des Bourguibistes amnésiques, aujourd’hui ils sont bourguibistes par ambition. Sous la transition, on s’aperçoit aisément que les destouriens et les Bourguibiens sont divers, pluriels, rivaux. Le bloc destourien uni est une vue de l’esprit. Bourguiba incarne tant la révolution (audaces historiques, acquis libéraux) que la contre-révolution (partisans du dogme, du passé, du refus de la nouveauté).

Il y a encore différents Bourguiba dans différents secteurs. Certains sont surtout bourguibistes en matière politique, séduits par le lutteur, le militant, le négociateur, le réformiste audacieux et efficace, et même par le violent liquidateur de circonstances; d’autres préfèrent le Bourguiba de l’éducation, ciblant l’analphabétisme, les préjugés et la tradition; d’autres, hommes et femmes, penchent pour la libération de la femme, facteur de progrès général et de modernité; d’autres pour le laïc moderne ; d’autres pour le planning familial; d’autres pour les constantes de sa politique étrangère ; d’autres encore pour l’indéclinable autorité de l’Etat sous son règne.

Les descendants des Beys ont aussi leur Bourguiba, le « roublard » qui a conduit à leur déchéance. Ils n’oublient pas le coup d’Etat du 25 juillet, l’abolition de la monarchie, l’humiliation de Lamine Bey, la confiscation des biens du trône, la dégradation du patrimoine beylical, le changement des noms des Beys. Bourguiba est perçu par eux comme le diviseur du peuple et non son réconciliateur. Il a coupé la nation de ses racines, de son arbre généalogique, de sa mémoire, de son histoire, de sa monarchie, qui était en voie d’être constitutionnelle sous la constituante. Ils ne le lui pardonneront jamais.

Pour les Youssefistes, Bourguiba est un persécuteur doublé d’un liquidateur. Même si les Youssefistes étaient autant menaçants que menacés. Pour eux, il était traître à la cause du peuple, par les concessions faites à la France, surtout qu’il s’est fait aider par le colonisateur pour écraser et liquider les Youssefistes. La lutte contre les Youssefistes était d’ailleurs un des grands prétextes qui lui ont permis d’asseoir son autoritarisme dans le pays. Pas de rivalité possible, ni au parti, ni dans le pays.

Chaque génération a également son Bourguiba. Pour les anciens, les adultes de l’indépendance, qui ont vécu les aberrations coloniales, c’est le libérateur, le fondateur d’une nation qui a pu retrouver sa dignité ; pour la génération suivante, Bourguiba c’est la normalité. Nés avec, ils vivent avec, ils s’en accommodent fort bien. La douceur de vivre était à l’abri de la brutalité politique. Puis, cette même génération a vu le naufrage de la vieillesse à l’œuvre, le débarquement des islamistes aussi, et a appris à s’en  détacher progressivement jusqu’au coup d’Etat médical. Sous Ben Ali, on retrouve une génération oublieuse de Bourguiba, même si celui-ci reste le référent historique lointain. Le Général Ben Ali faisait tout pour tourner la page, il n’y a réussi qu’à moitié, l’empreinte est vive. Pour les jeunes d’aujourd’hui, qui ont grandi dans la transition, Bourguiba c’est la mémoire du pays, racontée par leurs parents et leurs professeurs. Ils n’ont gardé de lui qu’une image romantique. Ils ne pouvaient connaître Bourguiba dans ses actes, même à travers la télévision. La légende est effleurée à peine dans les manuels scolaires de Ben Ali, après avoir été tapageuse sous le règne du zaïm.

Entre les deux options, malfaisante et bienfaisante, de Bourguiba se classent les observateurs qui tentent d’être impartiaux et qui n’y réussissent pas toujours. Bourguiba participe pour ces derniers du bon et du mauvais, tel Janus, il a deux têtes opposées. C’est le libérateur-oppresseur chez qui le progrès du genre humain s’acquiert au prix de l’éradication de l’homme comme individualité. La liberté est un ajournement perpétuel, qui, à force d’être ajournée, se transmue en « despotisme doux » (Tocqueville), mais pas moins réel. Le progrès est fait pour être encensé dans l’histoire, pas pour être vécu dans le concret. Il doit profiter aux générations futures, les véritables mémorialistes de Bourguiba. Là encore les opinions objectives et nuancées peuvent diverger selon le cas, selon les penchants du chercheur, admiratif ou sceptique. Pour certains, le bon Bourguiba l’emporte sur le mauvais, l’œuvre sur les actes séquentiels ; pour d’autres, le mauvais égratigne quelque peu le bon.

Innombrable et multiple, Bourguiba est-il si inclassable que cela ? Peut-il être objet de consensus ? Un « despote éclairé » est-il plutôt despote ou plutôt éclairé ? Qu’est-ce qu’un libérateur-oppresseur ? Le progrès historique s’obtient-il forcément par la régression politique et l’immobilisme de fait ? Le progrès autoritaire de Bourguiba n’a-t-il pas légué l’islamisme violent d’aujourd’hui ? N’a-t-il pas conduit à la négation du progrès et aux appels au retour d’un passé plus lointain encore ? Bourguiba a beau être efficace en politique, il n’a pas toujours été juste. Ses concurrents ou adversaires sont des ennemis, devant être démolis ou écrasés. Il n’était pas un démocrate, et il ne s’en cache pas. Rien ne le distingue sur ce point des islamistes d’hier et d’aujourd’hui qu’il a combattu. Son héritage aurait été mieux perçu s’il avait procédé à un virage démocratique. Mais il avait une conception sociologique (classe moyenne, femmes, éducation) et non politique (liberté, pluralisme) de la démocratie en terre arabe, à la limite du culturalisme. Il n’a pu ressortir avec éclat les contradictions de l’islamisme par la liberté ou la tolérance. Réfractaire à tout retrait de la scène politique, il a accéléré l’entrée des islamistes et produit le coup d’Etat de Ben Ali, prolongeant ainsi la dictature de 23 ans. Bourguiba incarnait, malgré ses convictions progressistes, le passé, l’ancien régime et la tradition conservatrice et autoritaire. L’homme qui a souvent pris rendez-vous avec l’histoire par ses audaces politiques et ses réformes sociétales à contre-courant, a raté également plusieurs rendez-vous de l’histoire : l’ouverture du parti et du régime à partir du congrès de Monastir de 1971, les élections pluralistes en 1981, l’abrogation de la présidence à vie ou le retrait politique.

Les bienfaits de Bourguiba existent réellement, on les rencontre dans le quotidien social et politique, les méfaits également. Quel Bourguiba choisir s’il est multiple et contradictoire ? Peut-il alors avoir des héritiers, si chacun d’eux ne prend que ce qui l’arrange ?

 

Hatem M'rad