Tunisie : En mal de lobbying

 Tunisie : En mal de lobbying

Le manque de proactivité des autorités tunisiennes pourrait coûter cher au pays


Les acteurs politiques et gouvernementaux n’ont pas le droit à la paresse, même lorsqu’ils traversent remous et tempêtes. Ne sont-ils pas après tout payés pour agir ? Un gouvernement inattentif, voire passif, comme le gouvernement tunisien, risque de payer cher la facture pour n’avoir pas défendu à temps les intérêts vitaux du pays. A l’ère de l’information numérique, de la diplomatie publique, de la communication tous azimuts, on ne peut plus dire qu’on ne sait pas. A l’âge du lobbying et des réseaux, on ne peut pas se contenter d’administrer de loin ses intérêts vitaux, comme au XVIIIe siècle, en misant sur des institutions surannées, dépassées et débordées. 


Il faut le savoir, le lobbying est un métier, avec ses techniques et ses résultats. Il s’impose de lui-même avec la mondialisation,  l’interdépendance et l’éclatement féroce des intérêts et des stratégies, au niveau économique, comme au niveau politique et diplomatique.


Le gouvernement tunisien semble être dans la lune. Pire, il récidive encore. Pourtant, il ne travaille plus tout seul, mais avec le monde, surtout en période de transition et de crise économique, dans laquelle il a besoin de l’appui de tous. La Tunisie a été mise une première fois, il y a quelques semaines, sur la liste noire des paradis fiscaux par l’Union européenne, au motif qu’elle pratiquait une discrimination fiscale favorable exclusivement aux sociétés off-shore. Puis la situation a été rétablie non sans peine. Elle est de nouveau depuis le 7 février mise sur la liste « des pays tiers susceptibles d’être fortement exposés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme » par le Parlement européen. En novembre 2017, le Groupe d’Action Financière (GAFI), organisme intergouvernemental spécialisé dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, a inclus la Tunisie sur la liste des pays à « hauts risques » en raison des déficiences de son système bancaire, qui a du mal à détecter la source des fonds et de leurs bénéficiaires réels. Or, il se trouve que la Commission européenne s’inspire des travaux du GAFI pour établir sa propre liste. Et le parlement européen vote la liste. Celui-ci sanctionne alors la Tunisie en le mettant sur la fameuse liste. Un message clair est adressé à la léthargie du gouvernement tunisien, quelles que soient ses raisons : l’effort doit être partagé. L’UE fera un effort lorsque la Tunisie aurait fait le sien. L’engagement est réciproque.


La lutte contre le terrorisme n’est pas seulement sécuritaire, elle est aussi financière. Autrement, on aurait fait « un pas en avant, deux pas en arrière ». Du coup, c’est le gouverneur de la Banque centrale qui subit l’ire du chef de l’Exécutif. Il est congédié à quatre mois de la fin de son mandat, lui, qui ne voulait pas démissionner, comme le lui avait demandé le chef du gouvernement en mars 2017. Mais, personne n’est dupe, c’est le gouvernement et la diplomatie tunisienne qui en ont pris pour leur grade. C’est en effet « le gouvernement qui définit la politique générale de l’Etat », comme le dit sans équivoque la Constitution (art. 91). Le gouverneur de la Banque centrale n’est en l’espèce que l’arbre qui cache la forêt. Il peut retarder ou résister, il ne gouverne pas.


En tout cas, ces péripéties et ratés successifs du gouvernement tunisien démontrent que les procédés et acteurs gouvernementaux classiques chargés de la gestion des dossiers internationaux (Président, chef de gouvernement, ministre des affaires étrangères, ambassadeurs, consuls) dans laquelle patauge encore l’Etat tunisien, par son improvisation outrancière, ne suffisent plus, dans un monde interdépendant et en recomposition permanente, à préserver les intérêts vitaux de l’Etat. L’Etat tunisien doit lui-même se professionnaliser en se mettant à l’âge du lobbying, comme l’ont fait plusieurs Etats, même du Sud, et grandes entreprises économiques, après quelques réticences motivées par des préjugés anti-démocratiques tenaces. Mais la réalité de l’économie mondiale et de la diplomatie universelle finit par prendre le dessus. On s’adapte au risque de dépérir. Nul n’ignore que le lobbying est très présent à Bruxelles, auprès de la Commission européenne où il y aurait près de 15 000 lobbyistes. L’Union européenne est ainsi la cible des lobbyistes professionnels de tous bords. Aussi bien les entreprises qui cherchent à influencer les réglementations et les normes, que les Etats qui savent désormais poursuivre leur politique par d’autres moyens plus indirects, plus discrets, non moins légaux : le lobbying.


Les lobbyistes, on se les arrache aujourd’hui en Europe et aux Etats-Unis. Ce sont des groupes de pression ou d’influence, des cabinets privés, composés de politologues, de juristes ou de communicateurs. Ce sont des professionnels de l’influence, ayant leurs propres codes, déontologies, traditions et techniques. Autrefois, on les prenait pour des diables, aujourd’hui on reconnaît leurs compétences en matière d’interventionnisme, qu’il soit d’ordre économique, financier, juridique, politique ou environnemental. Les Etats réalistes, comme les grandes entreprises les engagent. Ils leur font gagner du temps et de l’argent par leur savoir-faire. Ils savent comment exercer une influence sur les pouvoirs publics, ministres, parlementaires, hommes politiques ou décideurs en général. Ils répugnent au spectacle médiatique ou aux manifestations de masse. Ils n’en sont pas moins efficaces. Ils doivent connaître les arènes et les arcanes de la politique. Ils sont censés connaître les circuits décisionnels, les agendas politiques, établir des réseaux et des relations de haut niveau, faire des apports d’expertise clairs et concis, informer les décideurs politiques (qui reçoivent beaucoup de paperasseries qu’ils n’ont pas le temps de lire), participer à des groupes d’études, organiser des conférences, des visites, rédiger des amendements à des projets de loi, faire le travail de coulisses, connaître les enjeux politiques et économiques et leurs éventuels impacts.


Le lobbying n’est pas le propre des entreprises. Les gouvernements ou collectivités locales ont appris à s’organiser en lobbies, en recourant à des cabinets de lobbying auprès du FMI, du Parlement et de la Commission européennes, de l’ONU.


Tous les Etats ont le droit de défendre leurs intérêts légitimes. Ils doivent le faire bien et vite, et l’adapter à un monde interdépendant et changeant, où les pressions viennent de partout. Le lobbying, qui fait gagner du temps et de l’argent aux Etats, devient une obligation impérieuse. Il est important que cela se fasse dans les règles démocratiques, tout en préservant l’indépendance des Etats et la sérénité des décisions publiques.


Espérons que la Tunisie s’y mettra pour éviter de nouveaux ratés. Les Etats ne peuvent plus s’en remettre exclusivement à des institutions et pouvoirs publics lourds et difficiles à manier, notamment à l’ère de la communication. Désormais la formation de lobbyistes est utile. Les Instituts de science politique, cruellement absents dans les pays arabes, en forment l’essentiel. Mais les Universités fonctionnent encore au redondant et au classique, comme leurs Etats. Ils nous parlent de stratégies futuristes de l’Université, ils omettent les stratégies actuelles et pressantes de l’Etat.


Hatem M’rad


 

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