Point de vue – Tunisie. La TAP, nouvelle cible des partisans

 Point de vue – Tunisie. La TAP, nouvelle cible des partisans

Accrochage entre des policiers et des journalistes de la TAP manifestant contre la nomination d’un nouveau PDG devant le siège de l’agence, le 13 avril 2021. Les journalistes protestataires considèrent le nouveau nommé Kamel Ben Younis trop proche du parti islamiste Ennahda et voient sa désignation comme une tentative du gouvernement de contrôler la presse. Fethi Belaid / AFP

Quelle mission le gouvernement veut-il attribuer à l’agence de presse nationale, Tunis Afrique Presse (TAP), qui monopolise la distribution de l’information dans le pays, notamment après la nomination d’un nouveau PDG « partisan » : l’information ou la désinformation ?

 

On se demande pour quelle raison, le gouvernement a-t-il désigné, comme nouveau PDG à l’agence Tunis Afrique Presse (TAP), un ancien propagandiste de Ben Ali et, depuis la Révolution, proche d’Ennahdha, puisqu’il a été un ancien directeur de la radio Zitouna, dans un secteur aussi attaché à l’indépendance que la presse. Pour quelle raison veut-il verrouiller le plus grand organe de presse du pays, alors que de l’avis des journalistes de la TAP, l’actuelle PDG, Mouna Mtibaa, nommée juste il y a un an (il y a le feu ?) a fait preuve d’un professionnalisme, par sa neutralité et objectivité ? Et quelle utilité peut-il en tirer à une période de crise et de division politique entre les pouvoirs publics? Le gouvernement veut-il concéder un des secteurs clés de l’Etat et du pays, la TAP, à son allié islamiste, qui voudrait se préparer pour des prochains combats politico-médiatiques redoutables pour la suite de la législature, pour contrer le président et compenser son déclin parlementaire (sa majorité), politique (perte d’influence) et sondagier (constant)? Ou bien le gouvernement veut-il faire d’une pierre deux coups, satisfaire un allié utile et combattre en même temps un président rebelle, réfractaire à toute collaboration, qui se complait dans une opposition radicale contre les islamistes et le chef du gouvernement ? La liberté d’informer et son corollaire, la liberté d’opinion ne sont-t-elles pas les grandes perdantes de cette main basse, de ces combines, et de ces règlements de compte aux fortes allures partisanes ? Ne vaudrait-il pas mieux que le gouvernement s’occupe plutôt de cette urgente pandémie qu’il n’arrive toujours pas à maîtriser, notamment par son laxisme vis-à-vis des attroupements et manifestations des partis (plus de 2123 cas pour le 14 avril alors qu’on était à plus de 200 cas il y a un mois)?

Qui informe, l’Etat ou les journalistes ?

Il est certainement décevant qu’après une Révolution qui a fait chuter la propagande, en même temps qu’une dictature cinquantenaire, on en vient encore à reprendre les « bonnes » vieilles habitudes, de la « voix du peuple » sans le peuple, de la médiatisation unilatérale, décidée d’en haut et ramassée d’en bas. Le peuple se contentera d’écouter la voix de son « maître », victime d’un jeu d’échec de second rang entre des « hautes » institutions de l’Etat. On imagine sans peine en quoi consiste cette mainmise sur les médias, puisque tous les médias, presse privée et publique, radios, chaines de télévision, presses numériques, sites divers, prennent leur information de la TAP, le grand distributeur national de l’information. Il serait alors aisé de filtrer les informations, de les trier, sélectionner selon l’intérêt de la majorité parlementaire, d’Ennahdha ou de la coalition gouvernementale, et même pas de l’Etat. Ennahdha n’a pas d’élite, on le sait, elle se satisfera des stratégies de couloir, orientation, troc, jeux d’influence parallèles dans lesquels elle excelle d’ailleurs. Un jeu aussi stérile pour la rentabilité électorale ou politique qu’anachronique et peu vital dans les circonstances actuelles. Il est fort probable que les journalistes de la TAP, aidés par le syndicat des journalistes, sauront avec le soutien de l’opinion, déjà acquis, résister à bon escient. Ils l’ont fait sous Ben Ali, lorsqu’ils se sont opposés à la nomination d’un PDG indésirable et ont obtenu gain de cause. Ils referont le coup a fortiori sous une culture démocratico-révolutionnaire. Et ils n’auraient pas tort. Si chahut il y a devant la porte de la TAP, il est le fait du gouvernement. L’assaut policier ordonné contre les journalistes de la TAP est digne des dictatures enracinées.

Méfiance généralisée de l’opinion

L’effet indésirable de ce « jeu de pouvoir », ou plutôt faudrait-il dire, de ce jeu d’alliance, serait de créer une méfiance généralisée des citoyens à l’égard de toute information en provenance d’une TAP aux ordres, notamment après une Révolution, qui a libéré la parole, même de ceux qui la renient. On reviendra alors sans doute, comme dans le passé, aux informations en provenance des agences de presse étrangères, indépendantes, même partiellement publiques (AFP, Associated Press, Reuters). Pourtant, Tunis Afrique Press, qui détient le monopole de l’information en Tunisie, est un établissement public à vocation indépendante, et non un organe politique, comme devrait l’être une telle institution. Même s’il a été sous la visée du pouvoir sous l’ancien régime. La TAP, dont le fondateur a été le sérieux journaliste, écrivain et homme politique Habib Boularès en 1961 (et qui a été dirigée aussi par  l’illustre Mohamed Ben Ezzeddine dans les années 2000) a été amenée après la Révolution et la libération du champ médiatique à revoir son mode de fonctionnement, sur la base de l’expérience des agences étrangères (citées plus haut). Le monde des médias était ravi qu’en 2020, enfin, on ait pu désigner pour la première fois une femme à la tête de cette institution, mais il a fallu vite déchanter un an après. Les Tunisiens ont pris l’habitude malheureusement d’observer les désignations factices aux postes clés de l’Etat, où le profil professionnel cède le plus souvent à d’autres critères dépendants des tractations, luttes, indécisions et hésitations au sein des pouvoirs publics. La décision de nomination est elle-même le produit d’une indécision, comme l’a été d’ailleurs la décision indécise de la nomination du chef de gouvernement lui-même par le président.

Plus fondamentalement, si l’opinion présuppose la circulation d’informations crédibles, vérifiées, réelles, une information en provenance d’une TAP muselée irriguera vraisemblablement demain le pays d’informations tantôt erronées, tantôt calculées, tantôt distillées, tantôt réelles. On ne saura pas en tout cas, malgré notre bonne volonté, faire la part des choses et distinguer le bon grain de l’ivraie. En guise d’une information authentique, on aura alors en échange, ou le secret ou la désinformation ou les deux. Deux pratiques vénérées des régimes autoritaires, qui prenaient dans le passé les citoyens pour un objet de manipulation, et en l’espèce aujourd’hui, pour une cible des rapports de force des sphères islamo-laïques occultes du pouvoir, et des incursions des lobbies de toutes sortes, largement étrangers aux nobles sentiments de la presse. L’intention non avouée de telles habitudes consiste à tromper l’opinion publique, c’est-à-dire à la détourner des faits réels, voire de la réalité politique.

On apprend aux journalistes, comme aux chercheurs d’ailleurs, de toujours sacraliser les faits dans leur mission, d’être humbles devant eux, même quand ils déroutent ou contredisent leurs convictions personnelles. Maintenant, si la nomination du nouveau PDG « partisan » l’emportera, il faudrait se résoudre à l’éradication systématique des faits, dont le respect honore en principe le métier de journaliste et en constitue l’essence de son indépendance.

 

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Hatem M'rad