Point de vue – Tunisie. L’Ancien régime contre l’islam passéiste

  Point de vue – Tunisie. L’Ancien régime contre l’islam passéiste

Abir Moussi leader du Parti Destourien Libre (D) et Rached Ghannouchi, président de l’Assemblée des représentants du peuple depuis 2019 et fondateur d’Ennahdha. Fethi Belaïd / AFP

Deux forces du passé résument aujourd’hui la vigueur du combat politique tunisien, dans l’indétermination ou l’absence des forces démocratiques : l’ancien régime et les islamistes. La Révolution est réduite à une lutte entre deux forces passéistes.

 

Après que la Révolution et la transition aient été dans un premier temps « kidnappées » par les islamistes, voilà que la post-transition est à son tour doublement confisquée : par le parti de l’ancien régime et par l’islam antérieur. La Révolution aurait enfanté un cauchemar. D’ordinaire, une révolution rompt  avec le passé pour se projeter vers le futur. Ici, elle ne va plus vers l’avant, mais vers l’arrière. Elle en est réduite à un combat entre deux passés se disputant une révolution produite d’un « tiers », le peuple, au nom d’une contre-révolution.

La Tunisie a fait un pas en avant, puis deux pas en arrière. L’histoire lointaine et l’histoire contemporaine défient l’avenir. La vie politique en est réduite au duel agité entre le Parti Destourien Libre contre Ennahdha ou entre Abir Moussi contre Rached Ghannouchi, au vu et au su des partis démocratiques sans conviction, sans expérience, sans vision, remplissant maladroitement la stratosphère politique parlementaire et gouvernementale. C’est sans doute une des ruses de l’histoire.

 

Le veau d’or islamiste se remplit à vue d’œil

Ce combat entre l’ancien régime et l’islam passéiste n’est pas un conflit de type majorité contre opposition, mais un combat entre deux forces non démocratiques qui ne parviennent pas à se reconnaître démocratiquement, chacun déniant à l’autre le droit d’exister en politique. Pour Abir Moussi, l’islamisme se réduit au terrorisme de l’époque Ben Ali, puis aux assassinats, violences et « erdoganisation » de la société tunisienne lors de la transition ; pour les islamistes, l’ancien régime se réduit à la dénégation de leurs droits, à la « tortionnarisation » des militants politiques par la police de Ben Ali et au culte du pouvoir. En d’autres termes, les membres de l’ancien régime se considèrent aujourd’hui comme les « martyrs » politiques des islamistes et de la révolution. Alors que les islamistes passéistes se considèrent, eux, comme des « martyrs » de l’ancien régime. Des « martyrs » indemnisés, paraissant aujourd’hui aussi embourgeoisés que leurs anciens persécuteurs.

Certes, et on le sait fort bien, le passé est espiègle. Il est révolu, achevé, par définition, mais il ne disparaît pas pour autant. Ses conséquences demeurent, ses traces se voient. Même le diable arrive à s’y insérer. Ce passé fait partie de la conscience collective. Il est repris dans le présent, constamment réinterprété dans un processus dialectique permettant de multiples représentations dans des dynamiques nouvelles. La dialectique du passé met aujourd’hui aux prises Rcédistes destourianisés contre islamistes faux-démocrates. Qui l’aurait cru ? Quoique les communistes aient pu reconquérir le pouvoir dans la transition en Pologne après la chute du communisme et de la dictature.

 

Abir Moussi et Kais Saïed des alliés … qui s’ignorent

On se souvient qu’Ennahdha considérait les forces de l’ancien régime comme ses pires ennemis au début de la transition, comme le démontre le projet de loi d’exclusion politique, qui a interdit aux membres, militants et dirigeants du RCD de se présenter aux élections de la constituante en 2011. La Révolution a eu lieu, pense-t-on, contre l’ancien régime. Le PDL rappelle trop à Ennahdha son mal-être antérieur, son bannissement, exil, torture et persécution de ses membres des années de braise. Ennahdha voyait la chose à la fois comme une vengeance contre une ancienne classe politique et comme une vengeance d’une classe sociale supposée démunie (les islamistes se sont rattrapés depuis) et humiliée contre une autre classe supposée privilégiée, anti-islamiste et moderniste de par sa proximité du pouvoir dans le passé.

Les résultats du PDL aux dernières élections législatives qui a obtenu 17 sièges d’un coup, alors qu’Ennahdha n’en a obtenu que 57 sièges n’augurent rien de bon pour Ennahdha, même si Al-Karama relève de sa fabrique déposée. Pire encore, les pressions du PDL et de Abir Moussi sur Ennahdha se juxtaposent à celles d’un Président de la République rebelle et réfractaire, qui voit en le « peuple » son propre « dieu » et en les islamistes les nantis célestes de la révolution ou les accapareurs de la République.

Abir Moussi et Kais Saïed sont dans un certain sens des alliés objectifs qui s’ignorent dans leur hostilité commune aux islamistes, dans le vide laissé par la gauche, les libéraux, la corruption ambiante, la partitocratie, l’insignifiance, l’absence de conviction et de métier politique de la classe politique. Même si la mésalliance est notable entre eux sur le plan politique au nom du « peuple » révolutionnaire des profondeurs.

 

Les laïques, sous la coupe des islamistes

Le Parti Destourien Libre a trouvé une forme de légitimité dans la faillite des islamistes au pouvoir, dans l’alliance des laïcs et des démocrates qui les ont rejoints. En somme, une légitimité négative se ressourçant de la faillite des légitimités positives. Leur déni de la Révolution est revigoré par le déficit de la transition. Mais ce parti préfère s’attaquer aux islamistes, désireux de substituer l’identité islamiste à l’identité tunisienne, et d’annuler l’héritage bourguibien. Pour eux, les choses étaient claires : quand Ben Ali était au pouvoir, l’autorité de l’Etat était assurée, les islamistes étaient dans les geôles de la République ou excommuniés, la religion était laïcisée et l’économie béatement « miraculeuse ».

Les choses se sont dégradées depuis la Révolution et surtout après la prise du pouvoir par les islamistes en 2011, qui depuis, ont gagné en influence dans les sphères de l’Etat, dans le monde des affaires, et dans les régions arabes ou islamiques. Le pouvoir de fait est chez les islamistes, le pouvoir d’apparence est chez les laïques, contraints de quémander la bénédiction des islamistes, maîtres du jeu, pour faire leur entrée en politique. Naturel alors que l’ancien régime cible les islamistes.

Tous les discours de Abir Moussi, tous ses passages dans les médias, tous ses buzz dans les réseaux sociaux s’adressent principalement aux islamistes, décortiquent leurs failles, à commencer par celles de leur leader Ghannouchi, président contesté du Parlement. Les partis démocrates et laïques ne sont pour elle qu’un prétexte pour fustiger les islamistes, que des satellites d’Ennahdha, de droit ou de fait. Elle est désormais le trublion de la vie politique, voire l’épouvantail qu’on agite aux islamistes. Puisque les 72% de suffrages du président ne pèsent pas lourd encore dans ce débat.

 

Rappels à Ennahdha et au PDL

Faut-il croire alors que le débat politique post-révolution se perd dans le passé ? Que le débat du jour met en exergue la contre-révolution vis-à-vis d’elle-même ? Deux rappels sont nécessaires :

On aimerait rappeler aux islamistes, qui se croient les bénéficiaires privilégiés de la révolution, en droit d’imposer la théocratisation des institutions et de la société et de trafiquer l’identité tunisienne, que la Révolution, aussi chaotique soit-elle, a été un torrent qui nivelle tout, les hommes et les femmes, les croyants et les incroyants, le passé et le présent. L’ancien régime a lui aussi sa place dans la réconciliation nationale, tout comme eux. Mais, ils ont tort de prendre une fabuleuse révolution historique et civile pour une guerre de religion, de postes et de butin, comme ils ont tort de la prendre comme un prétexte pour changer la géopolitique tunisienne traditionnelle.

On aimerait rappeler aussi au PDL et à Abir Moussi ce que disait Benjamin Constant à propos des forces de l’Ancien régime monarchique : « Les convertis ne doivent pas partir d’un changement tardif et soudain pour exiger incontinent le pouvoir. La nation trouverait leur dialectique étrange. Ils se sont trompés vingt-sept ans (23 ans pour Ben Ali), ils le confessent, et c’est en vertu de cette longue erreur qu’ils lui proposent de s’en remettre à leurs lumières ! Elle leur répondrait qu’ils ont attendu longtemps pour se convertir, et qu’ils peuvent bien attendre un peu pour la gouverner » (« De la doctrine politique qui peut réunir les partis », 1816).

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Hatem M'rad