Tunisie – Le Panthéon ou le Veau d’or

 Tunisie – Le Panthéon ou le Veau d’or

FETHI BELAID / AFP


L’attachement viscéral d’Ennahdha au dédommagement financier de ses militants, victimes de l’ancien régime, ne permet plus de considérer leur militantisme ou la défense de leur cause comme un engagement moral. La spéculation, la récompense financière et le militantisme sont, de toute évidence, incompatibles.


Le dédommagement financier des militants politiques, comme celui dont bénéficieront bientôt les islamistes d’Ennahdha, victimes, parmi tant d’autres militants, de l’emprisonnement et de la torture sous l’autoritarisme, pose en général un problème moral à tous les acteurs qui en sont bénéficiaires, qu’ils soient politiques ou non politiques, laïcs ou religieux.


Un problème moral, parce que le militant est en principe celui qui lutte ou soutient activement une cause, une idée, une idéologie ou un parti et qui ne spécule pas financièrement sur son militantisme à travers une opération comptable. Etymologiquement d’ailleurs, le mot « militant » provient du latin militia, qui veut dire service militaire ou soldat. Le militant est à l’origine celui qui se battait les armes à la main pour une cause quelconque. Les chrétiens usaient encore dans le passé de ce terme pour parler de « l’Eglise militante », expression qui désignait les fidèles sur terre par opposition à « l’Eglise triomphante » (au ciel). Les fidèles sur terre, ce sont ceux qui luttent et militent dans la vie terrestre pour le « royaume de Dieu », la véritable vie. Ce sont ceux qui luttent notamment contre toutes les tentations de la vie terrestre, quitte à vivre cloitrés, de manière austère, comme des moines. Il est vrai que du fait de la sécularisation de la vie moderne, cette expression d’ « Eglise militante » n’est plus employée de nos jours par l’Eglise chrétienne.


Le militantisme politique s’appuie d’autant plus sur une conception morale  qu’est apparu depuis quelques années un « militantisme moral », agité par des associations ou des ONG, fondé sur des solidarités de toutes sortes, en dehors de la sphère politique (humanitaire, antiracisme, droits humains, lutte contre le Sida, défense de l’environnement, des consommateurs, des handicapés, des exclus, etc.).Un type de militarisme souvent d’ailleurs dénonciateur du militantisme politique lui-même, du moins lorsque celui tombe dans les travers de la corruption, de la violence ou de la fraude légale ou financière.


C’est dire que militantisme et morale font souvent cause commune. On n’imagine pas l’un sans l’autre, ou l’un contre l’autre, dans le monde laïc comme dans le monde religieux. Cela veut dire qu’on n’imagine pas un militant se faire rembourser pour les causes qu’il défend, même lorsqu’il a subi des dommages matériels, corporels, moraux ou familiaux. Le militant n’ignore pas au fond de lui-même qu’il y a toujours un prix à payer pour la défense d’une cause, un risque plus ou moins nocif, voire fatal, pour lui et sa famille. Il l’admet en connaissance de cause, comme conséquence d’un choix libre et conscient. Le militant aurait pu, comme tant d’autres, choisir le confort de l’inaction, mais il a préféré consciemment l’action inconfortable de l’engagement politique. Il est habité par la cause qu’il défend, il ne peut s’empêcher de ne pas agir, il se sent responsable du monde qu’il cherche à transformer par son action. Seul il doit alors en toute logique assumer les conséquences de sa liberté philosophique ou politique. Il ne doit rien réclamer à quiconque, ni à l’Etat, ni à la société, ni à une quelconque instance. Le militantisme ne relève pas de la spéculation financière, mais de la reconnaissance ou de la consécration. Les grands militants sont transférés au Panthéon de l’histoire. Leur mort nous peine, quelle que soit leur nationalité, elle nous fait frémir de sensation. Leur cause devient du coup la nôtre, même à titre posthume. Ces militants-là rentrent dans l’universel. Ils ne peuvent avoir de l’appétit pour le Veau d’or.


Quand elle était au pouvoir durant la troïka, Ennahdha s’est empressée de régler la question de l’Instance Vérité et Dignité, à désigner une présidente qui lui est acquise, en vue de récompenser des milliers de ses militants, ainsi que leurs familles, tous victimes directement ou indirectement de l’abus de pouvoir politique et carcéral de Bourguiba et de Ben Ali. Ennahdha, parvenue au pouvoir, voulait plus que tout récompenser ses troupes et profiter de cette chance, qui ne se reproduira peut être pas à court et moyen terme. Le mouvement voulait faire d’une pierre deux coups : souder politiquement et socialement ses troupes à travers un dédommagement financier. Mieux fidéliser ses militants par une manne céleste dans un système désormais compétitif, par une sorte de prime de rendement. Les barons du parti, de par la bénédiction qatarie, ont obtenu des récompenses haut de gamme : villas de luxe, résidences, supermarchés, voitures 4X4, création d’entreprises, achats de médias, pour eux, leurs épouses, ainsi que pour leurs descendances. La masse des autres militants victimes se contentera de dédommagements financiers ordinaires, toujours coûteux. Sans oublier les milliers d’islamistes qui ont été indemnisés indirectement assez tôt après 2011,par leur parachutage dans la fonction publique, sans mérite, sans titre, sans concours.


C’est pour cela qu’Ennahdha était prête à passer l’éponge sur la question de l’exclusion ou de la persécution des membres de l’Ancien régime, même si elle a feint d’y être attachée au début de la Constituante. Elle pouvait facilement faire des concessions à ce sujet où elle n’avait rien à perdre. Ces concessions n’ont pas en effet de conséquences matérielles. L’essentiel pour elle, c’est de faire indemniser ses troupes, fût-ce en dépouillant les deniers d’un Etat en quasi-faillite. Toute une propagande a alors envahi la scène politique, parlementaire et médiatique sur la nécessité de remboursement des militants islamistes qui ont eu la malchance ou la chance (tout dépend des points de vue) d’avoir consacré beaucoup de temps au militantisme et d’en avoir subi les affres. Ces militants ont ainsi « gaspillé » beaucoup de temps dans l’exercice de leur liberté. Mais, l’exercice de leur liberté a mené à des privations de liberté. Le peuple leur est redevable. Il a une dette envers eux, même si les militants laïcs s’en désintéressent.


Les islamistes sont persuadés que ce sont eux, par leur sacrifice, abnégation et militantisme, et sans doute aussi par leur violence, attentats et usages de l’acide, qui ont fait avancer la cause démocratique tunisienne. Et s’ils n’étaient pas là le 14 janvier, c’est parce qu’ils étaient en prison ou en exil. Comment expliquer alors la violence exercée sur les autres groupes politiques et sur la société civile moderniste après la Révolution, alors que la démocratie et la liberté étaient presque acquises ? « L’amour de Dieu », réel ou feint, continue de les aveugler au point d’annuler tous les remords éventuels de leurs consciences. Les militants moraux, notamment de gauche, qui ont connu eux aussi la prison et la torture, voulaient juste obtenir la reconnaissance des fautes de leurs geôliers dans les séances de l’IVD, même s’ils sont, pour beaucoup d’entre eux, dans la même situation de détresse sociale que les militants islamistes. Ils ont, eux aussi, perdu leurs vies de famille, leurs métiers et leur avenir, outre les tortures dégradantes dont plusieurs d’entre eux en étaient la cible. Eux, ils demandaient juste une reconnaissance morale et historique, qui, d’ailleurs, n’a pas de prix. Cela ne suffit visiblement pas aux islamistes, qui tiennent encore dur comme fer à se faire indemniser financièrement. Ce faisant, la récompense financière effacera sans doute d’un trait leur militantisme passé, et notamment tout l’aspect moral qui l’entoure.


Le Veau d’or, c’est en définitive, une contre-leçon démocratique, empreinte d’une vertu morale à l’envers, donnée par Ennahdha aux prochaines générations. qui ne manqueront pas de s’interroger longuement avant de s’engager pour une cause quelconque, en calculant d’abord les pertes et profits du militantisme politique. La bonne question qu’ils auront à se poser : Le militantisme politique, combien ça paye, combien ça rapporte ? En somme, l’argent est l’autre Dieu des islamistes.

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