Taha Hussein : un oeil à l’intérieur, l’autre à l’extérieur

 Taha Hussein : un oeil à l’intérieur, l’autre à l’extérieur

Taha Hussein

Publié en France en 1988, Adib, ou l’aventure occidentale, écrit sous le titre original Adib en 1935 par l’émérite écrivain égyptien Taha Hussein, ne raconte pas le traditionnel et trop facile choc des cultures si souvent relevé entre l’Orient et l’Occident. Il s’agit plutôt de porter le regard sur soi, jeter le regard sur l’autre, et réaliser qu’il n’y a d’essence ni à la culture, ni à l’identité, et que tout est construction. Adib, c’est l’histoire d’un homme de lettres, un égyptien amoureux de la science, qui s’en va étudier dans un pays à la culture qu’il fera sienne, un pays qui occupe une place particulière dans son coeur : la France. 

On dit d’Adib, ou l’aventure occidentale qu’elle est une autobiographie inversée de l’auteur Taha Hussein (1889-1973). Ce dernier, un ancien élève de l’école coranique de son village, devenu étudiant de la célèbre université du Caire aux accents religieux Al-Azhar, intégrant par la suite la nouvelle Université laïque cairouanaise, pour enfin, bénéficiant d’une bourse d’Etat, être admis à la Sorbonne à Paris en 1914 et y effectuer une thèse de doctorat. Tel a été le parcours d’un homme qui a perdu la vue à quatre ans, s’efforçant d’atteindre la lumière dans un univers alors plongé dans les ténèbres.

Taha Hussein, un voyage initiatique 

Le plus grand fossé qui sépare l’auteur du protagoniste de son roman réside dans la nature de cette « aventure occidentale ». Tandis que le premier s’attachera à s’enrichir intellectuellement en France, où il étudiera notamment le grec et le latin, le second sombrera dans la paresse et les plaisirs. La deuxième différence se trouvera dans l’issue de cette expérience. Alors que Adib refuse de rentrer dans son pays natal, lui préférant les moeurs et le mode de vie de la capitale française, Taha Hussein, lui, riche de son expérience, rentrera à la mère-patrie en 1919 pour la réformer. On appellera cela « la génération Taha Hussein », ces intellectuels arabes qui entreprendront des voyages outre-mer pour enrichir leur savoir et développer leur pays. Nous sommes en plein coeur de la Nahda, le mouvement de renaissance culturelle arabe moderne. 

En Egypte, Taha Hussein deviendra professeur, historien, romancier, critique littéraire, doyen, premier recteur de l’université d’Alexandrie qu’il fonde lui-même, jusqu’à finalement devenir ministre de l’Education Nationale. L’intellectuel promeut l’éducation gratuite pour tous, et l’on peut avancer sans ciller que Taha Hussein a en partie contribué à la construction de l’Egypte moderne.

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Adib et le narrateur, une relation improbable

La majeure partie de l’oeuvre de Taha Hussein se compose de lettres écrites par Adib depuis la France, au narrateur, son ami cheikh resté en Egypte. Les deux hommes ont grandi dans le même village, ont étudié dans le même kouttab (école coranique) plus jeunes, mais ne se sont rencontrés qu’à l’Université laïque du Caire, tout deux migrant vers la capitale en quête de la Science.

Adib, littéralement « homme de lettre » en arabe, est un homme exubérant, au rire tonitruant et à l’attitude grossière, rompant de ce fait avec le tempérament calme de son nouvel ami. Le matin, il est fonctionnaire au Ministère des Travaux Publics ; l’après-midi et une partie du la nuit, Adib se consacre à ses passions dans une pièce de sa maison qu’il appelle « le Saint des Saints », à savoir la lecture, l’écriture et l’étude. 

La relation d’amitié que tissent Adib et le narrateur se basera sur d’interminables discussions aux accents philosophiques, théologiques, littéraires, historiques, menées par le flot de pensées incessant de l’intellectuel qui s’acharne à éduquer et à élargir l’esprit de ce « cheikh, un pur Azhariste, avec ce qu’il avait appris dans les ouvrages de théologie, le patrimoine des temps, avec dans son faible coeur et sur ses frêles épaules le lourd héritage de treize siècles ». Cette conclusion, c’est le narrateur lui-même qui la tire en analysant les propos qu’il assène à Adib lorsque celui-ci lui fait part de son intention de s’installer à Paris, et des pêchés qu’il y commettra inévitablement. 

Bien que le narrateur ne considérait pas le fait d’aller en France comme une infidélité ou une apostasie (comme le pensent les cheikhs conformistes), il ne se résout pas à ce qu’une personne se prépare à « désobéir aux prescriptions de Dieu ». Suite à la réaction moqueuse de son ami moderniste devant un discours qu’il juge conservateur, le narrateur se rend compte que « [son] assiduité aux cours des professeurs européens, [ses] conversations avec lui, [ses] lectures étrangères, [ses] efforts pour vivre avec son temps au risque d’une rupture avec l’Azhar dont [il] s’éloignai[t] de plus en plus, l’athéisme et les tendances novatrices qu’on [lui] prêtait, la joie qu’il en éprouvai[t], il comprenait, dit-[il], que tout cela n’était qu’un léger vernis ». 

Adib et son départ en France

En anticipant la faiblesse dont il fera vraisemblablement preuve face aux tentations, Adib quitte sa femme, lui préférant le divorce à l’infidélité et au déshonneur : « Que ne suis-je assez fort pour fuir le mal, pour conserver l’innocence et la pureté du coeur et du corps ». Aux remords flambants ressentis à bord du bateau l’éloignant de la mère-patrie et de la femme aimante, se sont rapidement substitués l’excitation et la joie de mettre le pied sur une terre dont il est sûr qu’elle répondra à ses attentes intellectuelles. 

« Va donc faire un tour aux Pyramides, je parie que tu n’y es pas encore allé. Pénètre au plus profond de la Grande Pyramide : la vie se resserrera autour de toi et en toi, tu suffoqueras, ton corps se couvrira de sueur et tu penseras supporter le poids de cet édifice immense, capable de t’écraser. Quitte ensuite ce tombeau, avance à l’air pur et léger : sache que la vie en Egypte, c’est ce qu’on éprouve à l’intérieur de la Grande Pyramide et que Paris, c’est l’air libre au sortir de la caverne ». 

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Celui qui ne supportait plus le poids de traditions archaïques perpétrés par des hommes de religion à l’hypocrisie qui le révulse, enfin, respire. « Je me suis couché âne pour me réveiller une âme qui sent, raisonne, apprécie la beauté et le charme d’un regard ensorceleur ». Car dès son arrivée dans un hôtel de Marseille avant son départ pour la capitale, Adib est subjugué par la première femme qu’il rencontre : Fernande, la femme de chambre attentionnée, lumineuse, attrayante et volubile. Pour espérer la revoir, il se fait commander des bouteilles de bières à sa chambre, car l’eau ne le désaltère plus et ne lui procure aucun plaisir. S’ensuivra une crise identitaire liée à une éducation égyptienne envers laquelle il a l’impression d’être un traître : « Avec quelle rapidité se transforment les êtres. Et comme je suis déjà changé. Crois moi, je me plains et me hais […] Etais-je bon ? Suis-je devenu mauvais ? […] Je ne dois pas y penser davantage, de peur de retrouver le sens du devoir […] N’ai-je tant sollicité cette mission que par le désir d’acquérir une large culture, ou parce que je tenais à franchir ces portes de la tentation, scellées en Egypte, et qui en France s’ouvrent d’elles-même ? » 

Adib et son amour pour la France

« Je m’accoutumerai aux habitudes françaises et je ne ferais pas ainsi figure d’étranger inquiet ». C’est ce que se dit Adib dès son arrivée en France. Mais à vrai dire, il ne s’est lui-même jamais senti étranger en France. L’altérité a, finalement, toujours été présente dans son identité. Il déclarera même : « Je suis un étranger pour les Egyptiens, mais non pour les Français, je me suis fait parmi eux des amis que j’aime et qui m’aiment, et qui me rendent la confiance que je leur accorde », avant d’ajouter : Seulement j’ai deux âmes : l’une qui s’épanouit au contact des Français et trouve du charme à leur compagnie et à leur conversation, à partager gaîté ou sérieux; l’autre jamais satisfaite, toujours anxieuse, aimerait entendre une voix égyptienne sincère, se confier à un coeur égyptien sincère ». 

Les éloges d’Adib pour la capitale française ne tarissent pas tout au long du livre : Paris « m’a pris l’âme et le coeur et m’a fait aimer cette terre comme je n’en ai jamais aimé aucune autre. Oui, j’éprouve à demeurer dans cette cité solitaire une joie ineffable, une fierté intraduisible ». Dans « ces preuves d’une civilisation qui rassemble, dans ce qu’ils ont de meilleur, littérature, art, philosophie, science, action espoir, pensée, énergie », Adib témoigne de son amour profond pour la France, un pays qu’il ne se résoudra même pas à quitter en pleine première guerre mondiale : « Il m’est interdit de quitter Paris tant que je n’aurai pas partagé son sort et échappé aux mêmes épreuves […] Un homme digne de ce nom ne vit point parmi ses hôtes en jouissant de la sécurité qu’on lui offre, en prenant largement part à toutes leurs joies, pour les abandonner précisément à l’heure du danger, sans scrupule ». 

Adib et la descente aux enfers

Les mois se sont succédés sans lettres aucune à son fidèle ami d’Egypte. Adib, « tiraillé entre le désir d’une vie sérieuse et la soif de jouir » réussira avec brio son premier examen, mais les plaisirs auront finalement raison de lui. Deux semaines avant son examen suivant, il s’oubliera aux bras de sa copine Aline dont il est fou amoureux et qui pourtant l’incitait à étudier, mais il n’étudiera pas et remportera un échec cuisant. « [Son] âme faible et désorienté n’était pas préparé à cette vie […] Si l’Egypte me revoit jamais, elle ne me reverra pas sain d’esprit, en possession de mes facultés, capable du moindre achèvement ».

Lorsque le narrateur rencontre son ami à Paris deux années plus tard, celui-ci est méconnaissable, dans la violence de son expression et de sa gestuelle, dans sa tristesse immense, dans les ravages qu’a causé son alcoolisme, dans sa solitude à huit clos, jusqu’à dans sa folie : les journaux français le haïssent, se liguent contre lui, le persécutent, lui tendent des pièges… Il est l’Allemand, l’ennemi et il est désemparé face à tant d’ingratitude, lui qui a fait preuve de dévouement et de fidélité quand tout le monde quittait la ville. Paris l’a trahi et Aline l’a renié : « C’est elle qui a tourné contre moi les coeurs des Alliés en me dépeignant comme un ennemi redoutable ; c’est elle aussi qui leur aura suggéré de m’exiler en « Extrême-Occident » [NDLR : Maghreb-extrême, Maroc]. Enfermé dans cette paranoïa insupportable, Adib en viendra à supplier son ami de le faire rentrer en Egypte jusqu’à ce qu’il puisse éventuellement continuer ses études à la Sorbonne, si les Alliés reconnaissent le tord et l’injustice qu’ils lui ont fait vivre. 

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L’intégration de la diaspora arabe et africaine en France

À la lecture du roman de Taha Hussein publié en 1935, on peut se retrouver dans le débat actuel qui traverse l’Europe occidentale, à savoir l’intégration ou plus encore, l’assimilation des immigrés arabes et africains. Les événements de ce roman se déroulant avant la première guerre mondiale, à la veille de la chute de l’Empire ottoman et durant les luttes pour l’indépendance qui voient surgir en surface les notions d’arabité et de panarabisme, ceci n’a pas empêché Adib, enfant de l’Egypte profonde, de se sentir une fois arrivé en France, plus français qu’égyptien. Et même pendant les moments les plus critiques qu’a connus la France, il n’a jamais envisagé de la quitter. De son plein gré, Adib s’est assimilé à ce pays dont il a adopté la langue, le système de valeurs et la culture.

Depuis le début du XXème siècle à aujourd’hui, les théories assimilationnistes occupent une place importante dans la production intellectuelle sur l’immigration. Dans leur extrême, celles-ci estiment que les populations issues de l’immigration doivent abandonner leur culture d’origine pour adopter et se conformer à la langue, aux valeurs et aux pratiques culturelles du pays hôte, jusqu’à se fondre parmi elles. Sauf que la réalité est multidimensionnelle, plus complexe et met en difficulté de telles théories. 

Dans le cas français, nous assistons à une quasi-disparition du terme « assimilation » dans les écrits scientifiques. L’Hexagone a opté pour le terme « intégration », qui admet l’existence de spécificités culturelles des immigrés, sans pour autant tomber dans le modèle multiculturaliste. Dans les faits, pourtant, force est de constater aujourd’hui qu’une forme de multiculturalisme se profile lorsque l’on voit à vue d’oeil les banlieues s’homogénéiser ethniquement, ou encore dans la manière qu’on a de considérer un Français d’origine arabe comme un « musulman français », alors même que les nouvelles générations s’éloignent de plus en plus des pratiques religieuses, ou alors que l’on a simplement pas la moindre idée des convictions religieuses de tout un chacun.

Ces sujets sont extrêmement sensibles, complexes et trop sérieux pour les laisser entre les mains de politiques populistes ou des charlatans de la pensée. Ils sont à la croisée de la sociologie, de l’anthropologie, de l’économie, de la politique, de la psychologie sociale et bien d’autres disciplines. Et ce n’est qu’à travers un travail de réflexion collectif et de débats sereins que les pays d’accueil mais aussi d’origine pourront construire de véritables politiques publiques. 

Emmanuel Macron, Président de la République française, disait : « Nous ne devons pas mentir à nos concitoyens : l’immigration n’est pas quelque chose dont nous pourrions nous départir. De surcroît, l’immigration se révèle une chance d’un point de vue économique, culturel et social. Dans toutes les théories de la croissance, elle fait partie des déterminants positifs. Mais à condition de savoir la prendre en charge. Quand on sait les intégrer, les former, les femmes et les hommes renouvellent notre société, lui donnent une impulsion nouvelle, des élans d’inventivité, d’innovation ». Savoir intégrer pour s’intégrer, là est tout le travail.

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Malika El Kettani