Il est temps d’éteindre les feux du ressentiment

 Il est temps d’éteindre les feux du ressentiment

La chapelle de Santa Cruz


Au Maghreb, en Afrique noire, pour beaucoup, la France est encore responsable des maux qui affligent ses ex-colonies. Celles-ci ne seraient d’ailleurs que partiellement libres et autonomes. Ce procès oublie seulement ce que fut la décolonisation. "‘Croyez-moi, la colonisation a changé de visage, mais la réalité de son pouvoir est demeurée intacte’, m’a-t-on dit”


Jeune homme de 32 ans, Idir fait carrière à La Poste. Venant de sa Kabylie natale, il arrive à Paris dans les bras de ses parents à 10 ans, parlant déjà assez correctement le gaulois. L’école fera de lui un bac +4, un ­Parisien lambda, un cadre moyen plutôt enchanté de son sort. Les vacances, il les passe au bled où ses ­parents se sont réinstallés avec bonheur. Tout irait à merveille pour Idir si ce n’était l’état de l’Algérie qu’il ­retrouve chaque été de plus en plus affligeant. Pas pour son père, qui jouit d’une retraite confortable, mais pour tout le reste du pays.


— “Nous devrions être l’un des peuples les plus prospères du monde avec la profusion de trésors naturels dont Dieu nous a gratifiés. Pétrole et gaz, bien sûr, mais aussi fer, or, diamant, tungstène, plomb, zinc… La gigantesque étendue de notre territoire, ses fabuleuses réserves, devraient faire de nous un paradis terrestre. Or, nous restons pauvres, sous-développés, apathiques.


— Comment expliquez-vous cette anomalie ?


— Une seule raison : nous sommes toujours colonisés. La France nous domine autant que durant les cent trente ans où elle exerçait directement sa souverai­neté. Apparemment, nous sommes indépendants. Pure ­illusion. Elle contrôle encore tout, jusqu’au moindre détail. Nos richesses, elle nous les pille. Nous n’en ­recevons que des miettes.


— Je croyais que votre armée et vos institutions, depuis un demi-siècle et plus, avaient la main haute sur tout…


— Notre armée ? C’est une armée française, évidemment. Elle ne fait rien sans le feu vert de Paris. Croyez-moi, la colonisation a changé de visage, mais la réalité de son pouvoir est demeurée intacte.”


Je vous épargne la suite de notre conversation. Pour Idir, tous les déboires de l’Algérie n’ont qu’un seul ­coupable : la France.”


Dans le reste du Maghreb, en Afrique noire, que de fois ai-je entendu résonner la même complainte. Les dégâts de la colonisation ne cessent de ravager l’empire défunt. La main invisible de Paris s’immisce sous tous les replis de ses anciennes possessions. Sans pousser le bouchon aussi loin qu’Izir, l’opinion générale s’accorde : les anciennes colonies ne seraient que partiellement libres et autonomes, elles continuent de dépendre largement de l’ancienne métropole. Ajoutez-y le réquisitoire contre les crimes (très réels) perpétrés durant la conquête, sans oublier le mépris envers les indigènes, tous les ingrédients d’un perpétuel ressentiment se combinent pour former le socle d’une animosité irrémédiable. C’est la faute à la France, c’est la faute à Voltaire.


 


Injuste procès


Ce procès en néo-colonialisme m’a toujours paru ­expéditif et lourd de contrecoups redoutables. Nourrir une rancœur inconsolable à l’égard du pays dans ­lequel on travaille, mange, aime et dort ne me paraît pas spécialement recommandable. Idir et 5 millions d’autres comme lui vivent en France. Il serait bon qu’ils sachent vraiment ce que fut la décolonisation. Pour avoir couvert en qualité de reporter pour Le Monde, Jeune Afrique, The New York Times, Time Magazine, et bien d’autres publications, les années de plomb de la lutte de libération coloniale, pour avoir écouté mille fois le témoignage des combattants des deux bords, pour avoir lu la plupart des livres d’histoire s’y rapportant et pour avoir suivi attentivement l’évolution du Maghreb depuis les indépendances, je crois pouvoir porter un jugement, sinon irréfutable, du moins informé sur cette déterminante période et sur le procès ­intenté au défunt empire français.


La colonisation fut non un “crime contre l’humanité”, mais une conquête. Un Etat s’empare d’un territoire qui ne lui appartient pas. Les armées françaises prennent possession du Maghreb en 1830 (Algérie), 1881 (Tunisie), 1912 (Maroc). Jusque-là, le droit de conquête, quoique contesté par les philosophes des Lumières, était une donnée du droit international. L’Allemagne conquiert en 1870 l’Alsace-Lorraine et l’intègre au territoire du Reich sans que nul, pas même la France, n’y ait rien à redire. En 1883, le Chili prive la Bolivie de son accès maritime en s’étendant jusqu’au Pérou. La Bolivie reconnaît sa ­défaite et signe un traité de paix encore valide à ce jour. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est introduit dans la morale internationale qu’en janvier 1918 par le président américain Woodrow Wilson lors d’un ­fameux discours devant le Congrès.


 


Influences réciproques


En Afrique, l’armée et les colons français se sont conduits en territoire conquis, ont transformé la région à leur gré, se sont heurtés aux nationalismes, ont reconnu leur défaite et ont plié boutique. Dès lors, la souveraineté a été transmise aux nouveaux Etats. Ces gouvernements ont été sur le champ indépendants. Certains, comme la Guinée, ont choisi de s’intégrer au camp communiste, personne ne les en a empêchés. D’autres, comme l’Algérie, ont nationalisé toutes les terres dans une réforme agraire intégrale, c’était leur affaire. Les pays ex-colonisés ont le droit d’agir comme ils l’entendent, en prenant les mesures les plus extrêmes. A leurs risques et périls économiques et politiques, mais sans la moindre atteinte à leur sécurité.


De quelle façon la France manipule-t-elle ses anciennes ­colonies ? En rien d’autre que des négociations diplomatiques, comme tous les gouvernements en ­entretiennent. Les influences sont réciproques. Certains Etats africains (Sénégal, Gabon, Côte d’Ivoire), peu confiants en leurs propres forces, maintiennent une présence militaire française. Le jour où ils décideront de s’en débarrasser, il leur suffira de claquer des doigts pour mettre fin à ce vestige de la colonisation.


 


Nulle malversation, nulle rapine


Quant au pillage des richesses, il est tout aussi légendaire. Une société nationale exploite les hydrocarbures algériens, qui sont vendus au plus offrant. De même pour les minéraux marocains ou tunisiens. Nulle malversation, nulle rapine, tout juste la loi du marché. On pourra rabâcher cent fois ces lapalissades, rien n’y fera. Une masse d’ex-colonisés et de penseurs persistera à assurer que tout le mal émane de l’ombre d’une métropole imaginaire.


Le problème, c’est la rancœur. On ne pardonne pas la colonisation au colonisateur. Cent trente années en ­Algérie ont largement saccagé la société pré-existante. Soixante-dix ans en Tunisie, quarante-quatre au Maroc, ont été moins désastreux. A l’échelle de l’histoire, c’est un clin d’œil. Un même journaliste aurait pu rendre compte de l’arrivée des Français, puis de leur départ dans le même journal. Juste un épisode de son existence. Toutes les villes du Maghreb témoignent architecturalement des “effets positifs de la colonisation”.


Il est temps d’éteindre les feux du ressentiment et d’allumer la flamme de la gratitude. Merci la France de nous avoir fait le don de ta langue, de nous avoir sorti de l’immobilisme dont nous souffrions depuis des siècles, de nous avoir ouvert le chemin de la moder­nité, de nous avoir réveillés d’un long sommeil. 

Guy Sitbon