Bachir El Khoury : « le mot ordre reste la diversification »

 Bachir El Khoury : « le mot ordre reste la diversification »

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Huit ans après le déclenchement des révolutions arabes, ce journaliste économique, basé à Beyrouth, revient sur les racines socio-économiques du mal-être qui a déclenché les basculements de Tunis à Damas. Et elles sont diverses.


Vous faites de la rente pétrolière l’origine essentielle du mal socio-économique qui ravage les pays du Maghreb-Machrek, y compris chez ceux qui n’exportent pas de pétrole. Pourquoi ?


Dans ce livre, j’entends en effet présenter l’absence de diversification économique comme l’une des principales racines du malaise actuel du monde arabe. Et c’est bien le pétrole, devenu une rente seulement dans les années 1960-1970, qui a annihilé cette diversification économique. D’une part, les pays producteurs ont délaissé d’autres secteurs créateurs d’emploi, comme l’industrie et l’agriculture. D’autre part, on a vu des pays sans pétrole devenir rentiers par transitivité : les pays producteurs ont attiré une importante main-d’œuvre en provenance de pays arabes plus pauvres. Cette main-d’œuvre s’est elle aussi enrichie, renvoyant une partie de l’argent chez eux. Ces ressources régulières sont à leur tour devenues des rentes pour les pays où elles entraient. Aujourd’hui, au Liban, les transferts d’argent des émigrés représentent 20 % du PIB. En Jordanie, c’est autour de 13 %.


 


En quoi la question de la vulnérabilité alimentaire est-elle ­intimement liée à cette situation ?


Les hydrocarbures ont pris le dessus sur le secteur agricole et les potentialités que certains pays avaient dans ce domaine ont été négligées. Même des pays comme l’Egypte ou le Liban, qui disposent de ressources hydrauliques et de terres cultivables en quantités intéressantes, n’ont pas développé l’agriculture comme ils auraient pu le faire. Et quand on néglige l’agriculture, on néglige sa sécurité alimentaire. En économie, les années 2000 sont celles de l’hyperinflation, les prix des matières premières comme le blé ont grimpé, entraînant de fait une accentuation de la vulnérabilité alimentaire et une pression accrue sur les pouvoirs en place. En 2010, à la veille du mouvement qui a provoqué la chute de Hosni Moubarak, l’Etat égyptien a dû injecter 3 milliards de dollars pour subventionner le pain, afin que la population puisse continuer d’en acheter.


 


Les inégalités sociales sont aussi au cœur de beaucoup de ces maux structurels…


Elles ont toujours existé dans le monde arabe mais, là encore, la rente pétrolière les a exacerbées : tandis que des minorités en profitaient grassement, la population n’en voyait pas les bénéfices et le fossé entre les deux n’a cessé de se creuser. Ce n’est cependant pas la seule raison : les politiques économiques libérales que la plupart des pays ont adoptées au tournant des ­années 1990 ont aussi été néfastes. Les privatisations d’entreprises, notamment, ont été faites sans tenir compte des conséquences sociales et elles ont profité aux cliques proches des pouvoirs en place. Au final, c’est un cercle vicieux : la rente entraîne une baisse de production qui entraîne mécaniquement une baisse du travail et de l’embauche, ce qui enclenche la machine à émigration ; les émigrés alimentent la rente qui pénalise la production…


 


Dans votre ouvrage, vous évoquez également le problème ­endémique du chômage…


Le chômage, notamment celui des jeunes, y est parmi les plus élevés au monde et n’est pas uniquement dû à l’absence d’emploi. C’est aussi le résultat d’une démographie galopante, qui n’a pas été bien mesurée et, avec laquelle les opportunités d’emploi n’ont pas été mises en adéquation. Dans les 22 pays arabes, le nombre d’habitants est passé de 92 millions en 1960 à 392 millions en 2015. Une explosion de 335 % entre 1950 et 2010, c’est presque le double du taux de croissance de la population mondiale !


 


Dans ce paysage, quelle place occupe la corruption ?


C’est un véritable fléau qui affecte tous les domaines. La corruption est transversale, elle concerne bien sûr les élites politiques mais pas seulement. C’est entré dans les mœurs et devenu un mode de fonctionnement. Avec pour effet d’accentuer encore un peu plus les inégalités, mais aussi de pénaliser le climat des affaires. La corruption n’aide pas à sortir du modèle rentier. Si l’on veut attirer des investisseurs pour diversifier, il faut créer un climat adéquat, plus transparent. Tout le monde, dans cette région, connaît l’importance du piston, la “wasta”, pour trouver une place ou obtenir un marché. Bien évidemment, la corruption n’est pas l’apanage des pays arabes, mais l’ampleur du phénomène y est assez frappante.


 


Au-delà de ces traits communs, en 2011, quelles conditions ­socio-économiques spécifiques ont entraîné les basculements de la Tunisie, de l’Egypte et de la Syrie ?


Pour la Tunisie, les deux principaux problèmes étaient le chômage des jeunes et les inégalités sociales. Pour l’Egypte, c’était la même chose, mais s’y ajoutait aussi un taux de pauvreté très important. A la veille de 2011, plus de 40 % de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté. Pour la Syrie, il y a eu le chômage bien sûr, mais aussi un élément qui a été peu considéré : avant 2011, le pays avait connu quatre ou cinq années de terrible sécheresse. Et dans certaines zones agricoles très impactées, le pouvoir n’a pas suffisamment pris en charge le problème, ce qui a entraîné une chute de la production et provoqué un exode rural. Cela a été l’un des catalyseurs de la grogne sociale.


 


Quelles sont les pistes, selon vous, pour que les pays de la ­région coupent les “racines du mal” et sortent de ce marasme socio-économique par le haut ?


Le mot d’ordre, ça reste la diversification. Il faut investir en suivant l’évolution sectorielle mondiale, s’intéresser aux secteurs créateurs de valeur ajoutée et surtout d’emploi. Celui des nouvelles technologies doit être développé : la jeunesse arabe, dans son ensemble, est très connectée, il faut en profiter. Et puis l’agriculture dans les pays où cela est possible. 


 


LES RAISONS DU MALAISE ET DE LA RÉVOLTE


Sortir des seules grilles de lecture politique et géopolitique et mettre en lumière les structurations socio-économiques profondes qui ont entraîné les soulèvements de 2011 dans le monde arabe : dans un ouvrage précis et très chiffré, Bachir El-Khoury, journaliste économique basé à Beyrouth (Liban), revient sur ce qu'il estime être les "vraies raisons" de ces révolutions. Effets dévastateurs de la rente pétrolière, inégalités sociales criantes, chômage de masse, corruption galopante… Sans jamais nier les responsabilités politiques des régimes en place, il montre comment, hier comme aujourd'hui, le salut passera par une redéfinition profonde des modèles économiques et sociaux. C'était l'exigence centrale des révolutions de 2011, portées par des peuples exsangues. Mais huit ans plus tard, le seuil reste toujours à franchir.


MONDE ARABE : LES RACINES DU MAL de Bachir El-Khoury, éd. Actes Sud, coll. Sindbad (février 2018), 256 p., 22 €.

Emmanuel Rionde