Que dirait Ibn Khaldoun de nos couvertures médiatiques ?

 Que dirait Ibn Khaldoun de nos couvertures médiatiques ?

Statue d’Ibn Khaldoun au centre de Tunis

Nourries par les évolutions générationnelles et technologiques, les manifestations de rue deviennent de plus en plus fréquentes dans nos sociétés modernes, et en augmentation significative sur les deux dernières décennies. Les fractures sociales qui divisent les sociétés se faisant de plus en plus apparentes et de moins en moins tolérées, nous assistons à des transformations sociétales qui se profilent sous nos yeux. Mais pour les accompagner, encore faut-il analyser et comprendre le socle sur lesquelles elles s’appuient, ce qui n’est vraisemblablement pas la direction générale que semble prendre un certain nombre de médias. Le père fondateur de la sociologie moderne, Ibn Khaldoun, aurait certainement trouvé à redire sur la gestion médiatique et politique d’une telle effervescence sociale…

Penseur du XIVe siècle, Ibn Khaldoun est terriblement actuel. Cet historien, économiste, géographe et démographe arabe fut l’inventeur de « la science de la société humaine » et de la philosophie de l’histoire, préfigurant ainsi la sociologie et l’anthropologie, et promouvant l’histoire au rang de science.

C’est dans le cadre de son oeuvre majeure « Le livre des exemples » qu’Ibn Khaldoun écrivit la Muqaddima (Les Prolégomènes), en guise d’introduction. Mais cette préface est considérée comme une oeuvre à part entière, tant par sa densité matérielle que réflexive. Ce n’est qu’après avoir vécu une période riche en expériences dans les postes clés du pouvoir, en intrigues, en bouleversements, en changements d’obédiences d’un Sultan à un autre et d’un royaume à un autre qu’Ibn Khaldoun prit la décision de se retirer de la politique et de se consacrer à la réflexion et à la production intellectuelle. Pour la rédaction de son oeuvre, il n’avait que son intelligence, sa mémoire, sa longue expérience des arcanes du pouvoir, la connaissance des hommes et ses voyages.

La pensée d’Ibn Khaldoun était en rupture totale avec toutes les approches qui l’ont précédé. L’histoire telle qu’elle est écrite, même du temps des Grecs, relatait les faits bruts, sans analyse ni recul. Il a adopté pour la première fois les bases méthodologiques pour concevoir un savoir historique avec les exigences d’objectivité et de rigueur : un modèle décrivant le fonctionnement des sociétés. C’est ainsi qu’il s’est intéressé à différents domaines des champs sociaux et aux interactions qui les régissent. Il a analysé à travers l’observation, l’expérience et la réflexion critique et leur interdépendance le monde rural, le monde citadin, le champ religieux, l’établissement et l’exercice du pouvoir, les mécanismes de cohésion et de solidarité des groupements humains « Al Aassabiya », l’activité économique et ses cycles, la psychologie sociale, les déterminations du milieu avec leurs incidences culturelles, géographie physique et humaine…

C’est en s’intéressant de très près aux structures et évolutions des sociétés que l’oeuvre d’Ibn Khaldoun a pu nous fournir une pensée universelle et foncièrement moderne.

Ce qu’il serait pertinent aujourd’hui de souligner dans son travail, c’est la critique des erreurs souvent commises par les historiens contemporains par laquelle Ibn Khaldoun commence la Muqaddima. Il y analyse les difficultés que peut rencontrer l’historien dans son travail, et liste sept erreurs à éviter :

« Tous les écrits, par leur nature même, sont sujets à l’erreur…

  1. … la partialité en une foi ou une opinion…
  2. … l’excès de confiance dans une source unique…
  3. … l’incapacité de comprendre ce qui est prévisible…
  4. …une croyance erronée dans la vérité…
  5. … l’incapacité de placer un événement dans son vrai contexte…
  6. … le désir commun de gagner la faveur de ceux des rangs élevés, en les félicitant, en diffusant leur renommée…
  7. … le plus important est l’ignorance des lois qui gouvernent la transformation de la société humaine. »

Et c’est en répondant au dernier point qu’Ibn Khaldoun déroule sa théorie de la société humaine.

Aujourd’hui, les transformations sociétales que vit notre monde s’accélèrent sous l’effet du progrès technologique, et s’expliquent par la forte centralisation des États, la faiblesse des partis politiques, une dévalorisation de l’image des politiciens, l’absence d’entités de médiation et bien d’autres raisons. Face à ces transformations rapides et complexes, un grand nombre de médias, sous le feu de l’action, ne prennent pas assez les distances nécessaires dans l’analyse de fond de ces phénomènes.

Car au-delà du fait de communiquer l’information à chaud, les débats sur les plateaux télé  notamment, sont souvent contrôlés par des journalistes qui semblent avoir des avis rigides sur tout, des politiciens à la recherche de crédibilité et des prétendus experts en matière de sécurité. Ces débats finissent toujours par donner une vision biaisée de la réalité, si ce n’est jeter de l’huile sur le feu. Mais où sont les penseurs, les sociologues, les anthropologues et les philosophes qui sont à même de prendre le recul nécessaire pour analyser les événements et en débattre librement hors de toute contrainte, pour fournir une information la plus fiable possible et la plus complète, pour que le public puisse se faire son opinion en toute indépendance ?

Il est vrai qu’un média est une entreprise commerciale dont le produit élaboré et vendu est l’information. Donc, pour vendre plus, il faut faire fructifier continuellement l’audience. Pour ce faire, le journaliste est tenté de chercher le sensationnel dans les mouvements sociaux (actes de violence, vandalisme, propos choquants…) au lieu de comprendre et d’analyser les origines des problèmes. Et c’est pour cela et au-delà des codes de déontologie qui régissent les métiers qu’il faut faire appel aux vrais experts des transformations sociétales, notamment les sociologues, tout en ayant des approches didactiques simples et accessibles.

Dans le monde d’aujourd’hui, il y a lieu de réhabiliter la place de la sociologie et du sociologue. La sociologie permet l’étude des relations, interactions et représentations sociales qui régissent les différentes sociétés humaines. Elle explique le fonctionnement et les transformations de ces sociétés en s’intéressant aux relations individus-société, aux groupes sociaux comme la famille ou réseaux d’amis, aux organisations comme les entreprises ou les écoles, aux sociétés dans leur globalité, et ce selon plusieurs dimensions (culturel, cultuel, politique, économique, migratoire, les problématiques liées à l’environnement, etc.).

Ses champs d’application sont vastes et interdépendants. C’est une discipline basée sur des méthodes d’observation et des approches analytiques objectives pour mieux appréhender et expliquer les phénomènes qui traversent les sociétés et surtout aider à la prise de décision et anticiper les crises.

Le monde d’aujourd’hui est caractérisé par une multitude de fractures qui touche différents domaines dans la vie des populations : accès au savoir, accès à la santé, accès à l’emploi, accès à la technologie, égalité des chances, disparités économiques et sociales, racisme et racialisme, la renaissance des religions, les crises migratoires, les changements climatiques, etc.

Il est primordial dans ce contexte complexe et tumultueux qui favorise le populisme, la manipulation, les raccourcis et les extrémismes que les politiques, les journalistes et les faiseurs d’opinions recourent aux compétences des sociologues pour fournir des connaissances qui leur manquent et surtout des scénarios prospectifs pour construire l’avenir sereinement. Nous avons cruellement besoin de penseurs de la trempe d’Ibn Khaldoun qui s’expriment et qui soient présents dans les débats, pour analyser et accompagner au mieux ces transformations structurelles accélérées.

Malika El Kettani