1er mars 1956, l’assassinat de la 1ère aviatrice arabe, Touria Chaoui

 1er mars 1956, l’assassinat de la 1ère aviatrice arabe, Touria Chaoui

Touria Chaoui avec son uniforme d’aviatrice


MAGAZINE JANVIER 2018


LE CONTEXTE :


Sous protectorat français depuis 1912, le Maroc est traversé par un courant nationaliste. De la guerre du Rif (1920-1926) jusqu’à la déclaration d’indépendance de 1944, les revendications se font de plus en plus pressantes. Le discours de Tanger de 1947 et l’appui du sultan Mohammed Ben Youssef nourrissent un climat de confrontation entre les autorités du protectorat et les Marocains. Les tensions atteignent leur paroxysme avec l’arrivée du général Alphonse Juin, puis de son successeur, le général Guillaume. Le sultan Mohammed Ben Youssef est déposé le 20 août 1953 et forcé à l’exil. Son remplacement par Mohammed Ben Arafa engendre des émeutes populaires dans le pays, durement réprimées. Le 20 août 1953 démarre la Révolution du roi et du peuple. En août 1955 débutent les négociations d’Aix-les-Bains, en Savoie, et le 16 novembre, le sultan Mohammed Ben Youssef fait son retour triomphal à Rabat-Salé. Touria Chaoui y participe de manière spectaculaire. La déclaration commune franco-marocaine d’indépendance du Maroc doit intervenir le 2 mars 1956. La veille, c’est une ambiance de fête dans les rues, avec pétards, musique et feux d’artifice pour un événement que le Maroc entier attend. A bord de la Morris verte familiale, au 32, rue de Bergerac, à Casablanca, vers 18 heures, Touria Chaoui, première femme aviatrice arabe et symbole de l’action féminine pour l’indépendance, est tuée par un homme que personne n’a jamais réussi à identifier. Le meurtre reste à ce jour non élucidé.


Le Témoin : SALAH EDDINE CHAOUI


Auteur de "Ma soeur Touria, 1ère aviatrice du monde arabe", editions L'Harmattan.


Originaire de Fès, père de quatre enfants, Salah Eddine Chaoui a aujourd’hui 72 ans. Frère unique de Touria, de huit ans son cadet, il est artiste peintre professionnel. Après des passages au Maroc et aux Etats-Unis, il gère désormais sa propre galerie à Vichy, dans l’Allier. Agé de 11 ans au moment des faits, il assiste, impuissant, sur le siège passager, à l’assassinat de sa sœur alors au volant de sa voiture, le 1er mars 1956, veille de l’indépendance du Maroc. Il est l'auteur d'un livre édité chez l'Harmattan, "Ma soeur Touria, 1ère aviatrice du monde arabe" qui relate la vie de Touria et de son terrible assassinat.


 


Ma sœur Touria est née le 14 décembre 1936 à Fès, alors sous protectorat français. Touria était une fille d’une intelligence exceptionnelle, élève brillante, bien élevée, enjouée et surtout très rêveuse, elle aimait par-dessus tout fabriquer des petits avions en papier qu’elle projetait. Elle ­s’intéressait à tout ce qui se rapportait à l’aviation, regardant avec bonheur s’envoler les oiseaux. Cela représentait pour elle un sentiment de liberté.


Il faut dire que nous avons vécu, ma sœur et moi, dans un milieu très ouvert. Notre père était l’un des premiers journalistes marocains en langue française de l’époque coloniale. Son bac en poche, il a été embauché par Le Courrier du Maroc pour un travail au départ plutôt subalterne. Mais, grâce à sa fibre littéraire, on lui a confié une rubrique. Il nourrissait aussi une passion pour le théâtre. Il a d’ailleurs monté sa propre troupe. On l’appelait le ‘pionnier du théâtre marocain’. Touria et lui ont ainsi participé au premier film français tourné à Fès, au Maroc, La Septième Porte, en 1948, réalisé par André Zwobada. Lequel confiera un second rôle à mon père, aux côtés de Georges Marchal et de Maria Casarès, et un petit rôle à ma sœur. Au cœur de cette époque conservatrice, le fait qu’une jeune fille puisse apparaître à l’écran était jugé scandaleux.


 


“Voyez cette Fatma qui veut piloter !”


Après Fès, nous sommes allés vivre à Casablanca. Il y avait une école d’aviation à Tit Mellil, à une trentaine de kilomètres. Elle était réservée à l’élite européenne. Ma sœur a fait preuve d’une telle insistance que mon père a décidé de s’y rendre avec elle et lui a lancé : ‘On ne va pas faire de courrier. On va affronter les interlocuteurs directement.’ Ils se sont présentés et la situation a viré au cocasse, voire à l’humiliation. Mon père est allé voir le directeur de l’école, un certain Martin, qui a déclaré, hilare, à l’assistance : ‘Ouvrez grand vos oreilles, vous voyez cette petite Fatma, elle prétend prendre des cours de pilotage.’ Eclat de rire général. Malgré les railleries, Touria a persisté, et ça a payé.


Le jour de l’épreuve de vol de Touria, ils ont décidé de lui mettre des bâtons dans les roues. Ses instructeurs étaient deux hommes très différents : l’un, Delachnal, plutôt raciste, sévère et méprisant, et qui ne voyait pas d’un bon œil l’inscription de ma sœur. L’autre, Neguerra, d’origine espagnole, qui avait beaucoup d’affection pour elle, l’encourageait à voler. Au moment de l’examen, la météo était exécrable et il y avait une interdiction de voler. ­Martin, le directeur, lui a dit : ‘On n’a pas de place pour une autre journée. C’est à prendre ou à laisser.’ Touria s’est alors ­installée aux commandes de l’avion et a ­obtenu son brevet de pilotage.


 


Un symbole pour les femmes


Une déflagration a suivi dans la presse. Elle était à la une de tous les journaux, même de ceux du protectorat. C’était un symbole fort qui a un peu libéré toutes les femmes. Elle est devenue une icône. Elle fut la plus jeune pilote au monde, car, à l’époque, aucune fille de moins de 18 ans n’avait jamais piloté à 4 000 mètres d’altitude. Reçue par le sultan du Maroc, le ­futur Mohammed V, les princesses et les leaders nationalistes, Touria a aidé les Marocaines à prendre conscience de l’importance de leur indépendance. Elle souhaitait qu’elles se libèrent, et qu’elles puissent avoir un métier.


On s’en doute, Touria a agacé beaucoup de monde. Les conservateurs, une élite marocaine qu’elle a défiée, mais aussi des membres du parti colonial, comme ­Présence française. On commençait à se sentir visés et nous avons subi le bombardement de notre villa. Nous habitions rue Bonaparte et, grâce à un épicier, nous avons pu nous réfugier dans un hôtel voisin. A 4 heures du matin, notre maison a explosé. Sans notre départ, personne n’aurait survécu.


En 1955, avant que Mohammed Ben ­Youssef revienne à Rabat, ma sœur a présidé une délégation féminine qui lui a rendu visite à Saint-Germain-en-Laye, en France. Elle a demandé à pouvoir marquer le retour du sultan au Maroc, le 16 novembre 1955. Obtenant de pouvoir larguer le jour de son arrivée, dans un Cessna blanc comme une colombe de paix, des milliers de tracts de bienvenue sur la route et ­au-dessus du palais royal.


Arrive le 1er mars 1956, une journée ­extraordinaire. Le lendemain, c’était l’indépendance. Dans les rues, liesse, feux d’artifice, pétards… Une journée particulière pour moi et qui m’a marqué au fer rouge. Vers 17 h 30, je suis emmené chez ma sœur dans une institution, celle de la princesse Lalla Amina, destinée à former les jeunes filles à plusieurs disciplines. Nous sommes partis en voiture. Elle devait me déposer à la maison avant de prendre la route pour se rendre à l’aéro-club royal qu’elle avait créé. C’est devant chez nous que le drame s’est déroulé.


 


“On a tiré sur Touria”


Touria est arrivée et a klaxonné. Quelque chose m’a retenu dans la voiture et, l’éclair d’un instant, j’ai vu le profil hispanique d’un homme aux cheveux gominés tenant une arme à la main. J’ai pensé que c’était un ami qui voulait s’amuser. Soudain, j’ai vu la tête de ma sœur inclinée sur la portière. Du sang coulait. Ma mère, qui a entendu les tirs, s’est précipitée au balcon, retenue uniquement par la présence à ses côtés de sa fille adoptive Rqia. J’ai pris un taxi pour avertir mon père. Je n’ai pas prononcé le mot ‘assassinée’, car je ne le comprenais pas. Je lui ai juste dit : ‘On a tiré sur Touria.’ Il s’est écroulé.


La police française a monté un bureau de fortune en face de chez nous. Seul témoin oculaire, j’ai tenté de leur raconter ce que j’avais vu. Malgré ma douleur, car c’était un drame trop lourd pour un ­enfant. Soixante ans plus tard, c’est un moment qui me poursuit encore.


Selon moi, les assassins sont marocains. La France n’avait aucun intérêt à éliminer Touria. Je pense qu’une ‘main’ marocaine voulait effacer le symbole qu’elle représentait. Hélas, aujourd’hui encore, je ne vois pas comment on pourrait obtenir la vérité. Elle est morte à 20 ans.


Le jour de ses funérailles, à Casablanca, le cortège comptait trois ou quatre kilomètres de véhicules et une foule de gens lui ont rendu hommage. Récemment, le Maroc, conscient du rôle qu’elle a joué dans l’émancipation des femmes, a diffusé une émission d’une heure sur la chaîne nationale. Personnellement, je souhaiterais qu’on lui rende hommage en enseignant son histoire à la jeunesse. Certains aimeraient donner son nom à un aéroport. On pourrait par exemple rebaptiser l’aéroport de Fès-Saïs, ‘aéroport Fès-Touria-Chaoui’. Cela titillerait la curiosité des voyageurs qui chercheraient à en savoir plus sur ce personnage hors norme.” 


Touria, un livre :


"Ma soeur Touria, 1ère aviatrice du monde arabe", Salah Eddine Chaoui, Editions L'Harmattan.


"C'est un jour qui me marquera à tout jamais". Salah Eddine Chaoui est toujours ému, près de 60 ans après les faits. Ce jour-là, le 1er mars 1956, veille de l'indépendance du Maroc, il est aux cotés de sa soeur Touria, lors de son assassinat par un inconnu. Un meurtre qui ne sera jamais élucidé. Selon lui, "une "main" marocaine voulait effacer le symbole qu'elle représentait"


Un symbole que Salah Eddine Chaoui a voulu coucher sur le papier pour que l'oeuvre de sa soeur puisse être racontée et surtout "enseignée à la jeunesse". Son livre "Ma soeur Touria, 1ère aviatrice du monde arabe" aux Editions L'Harmattan évoque la vie d'une jeune fille, qui depuis son plus jeune âge ne rêve que d'aviation. Des avions en papier dans la maison familiale à Fès jusqu'à ses premiers cours d'aviation à Tit Mellil, près de Casablanca, dans le Maroc sous le joug du protectorat français, on suit l'histoire d'une femme éprise d'une passion. Celle d'une femme marocaine libre de rêver et de réaliser son destin. Un livre poignant, émouvant et qui prend aux tripes. Un bel hommage pour cette femme qui mériterait qu'on en parle un peu plus.


 


Voir aussi : 


 


Un livre sur la première aviatrice du monde arabe, Touria Chaoui

Yassir Guelzim

Yassir GUELZIM

Journaliste Print et web au Courrier de l'Atlas depuis 2017. Réalisateur de documentaires pour France 5.