Moscou-Damas-Pékin : Comment Abu Dhabi a pris ses distances avec l’allié historique américain

 Moscou-Damas-Pékin : Comment Abu Dhabi a pris ses distances avec l’allié historique américain

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De nouveaux axes géostratégiques s’opèrent au détriment des Américains dans la région du Golfe. Le chercheur sur le monde arabe et la géopolitique et enseignant en relations internationales revient pour nous sur l’axe Moscou-Damas-Pékin et le rôle des Emirats Arabes Unis dans une tribune.

Par Sébastien Boussois

Mais pour qui donc rouleraient les Émirats Arabes Unis à part eux-mêmes ? Abu Dhabi n’aurait pas d’alliés, mais que des intérêts ? L’annonce de la reprise de la construction de la seconde base chinoise dans le Golfe, dans la confédération émiratie après celle de Djibouti, a fait l’effet d’une bombe dans les chancelleries occidentales. Et plus précisément aux Etats-Unis, partenaire historique avec l’Arabie Saoudite d’Abu Dhabi, qui commencent à sérieusement grincer des dents contre ce pays, brillant élève de la lutte antiterroriste et parangon de vertu « libérale » mais aussi acharné combattant de l’islam politique.

La révélation dans les médias, par des documents confidentiels publiés récemment, de la reprise de la construction de la base chinoise aux Emirats arabes unis est désormais plus qu’une épine dans le pied des Etats-Unis. Dans le contexte de la guerre en Ukraine déclenchée par la Russie, et dont la contre-offensive est largement menée par les Etats-Unis, le rapprochement de l’ancien allié émirati au Moyen-Orient de la Russie (depuis bien avant la guerre), et de la Chine désormais (qu’elle concurrençait en Afrique notamment pour la conquête de terres rares et l’exploitation de minerais), fait tache d’huile depuis plusieurs mois. Avec le retrait américain du monde arabe, le président émirati Mohamed Ben Zayed se sent pousser des ailes pour étendre son influence au-delà des simples frontières du Moyen-Orient, jusqu’au Maghreb, en Afrique subsaharienne, et en Asie.

Il a compris que le règne américain ne durerait pas éternellement et que, micro-confetti géopolitique qu’il reste encore, il doit assurer l’avenir en conciliant avec l’évolution de la politique internationale et l’émergence du « Sud Global ». L’ensemble de ces pays qui ont subi les effets négatifs de la mondialisation, ont été pillés pour leurs ressources, sont les éternels dominés de l’histoire, préfèrent se rapprocher des grandes puissances mondiales anti-occidentales que du « Nord Global », cet autre nom désormais de l’Occident. Et les Emirats ont compris que dans ce contexte, ils devaient développer leur assurance vie sur des pays plus proches du Sud Global : notamment la Russie et la Chine. Dans ce contexte de guerre civilisationnelle qui pointe, Abu Dhabi ne peut apparaître comme l’éternel allié des Américains et des Occidentaux qui risquent de perdre de plus en plus d’influence sur les ¾ de l’humanité. Et à l’image de cet autre versant du monde, Mohamed Ben Zayed est prêt à défier la communauté internationale, se fâcher avec ses alliés historiques et surtout faire fi du droit international.

Cela avait déjà commencé avec l’affaire syrienne. La Russie, qui incarne aujourd’hui, une partie de ce front, a des liens anciens avec Abu Dhabi. Le soutien de Vladimir Poutine à Bachar al Assad lui avait permis de sauver sa place et de stabiliser le pays contre Daech et les islamistes de tout poils. Possédant une base sur le territoire syrien, à Tartous, Moscou fait la pluie et le beau temps dans le pays et notamment sur son espace aérien. Mais avec le début de la guerre en Ukraine, Poutine a perdu un peu d’influence et Mohamed Ben Zayed, qui était pourtant un lutteur acharné du régime de Damas en 2011, en a profité depuis plusieurs mois pour lancer son offensive de séduction politique et économique en direction d’Assad et tenter de combler le vide. Depuis, les Emirats sont les premiers chantres de l’appel à la normalisation du régime de Bachar al Assad, en dehors de tout respect du droit international et des sanctions. Car depuis 2012, des hommes d’affaires et entrepreneurs émiratis se relaient inlassablement en Syrie pour contribuer à la reconstruction et aux affaires. Bachar Al Assad n’était-il pas en voyage à Abu Dhabi en mars dernier ?

Cela était clair avec la Russie et notamment les oligarques ayant fui Moscou au début de la guerre. Dès février 2022, de nombreux jets privés d’oligarques russes désireux de mettre leur fortune à l’abri en dépit des sanctions prises contre leur pays, avaient atterri aux Emirats. Ménager la chèvre et le chou, un dicton propice à Mohamed Ben Zayed, puisqu’il n’applique toujours pas les sanctions contre Moscou même. Preuve en est : en octobre 2022, MBZ, qui a toujours refusé de soutenir l’Ukraine, était reçu en grande pompe à Saint-Pétersbourg par Vladimir Poutine. Un autre exemple : depuis 2020, Paramount DMCC est un nouveau trader de pétrole créé en 2020. Il est devenu en moins de trois ans le 4ème plus gros revendeur de pétrole russe vers l’Asie et son siège est à Dubaï. Les Américains voient rouge mais aucune sanction n’a été prise à ce jour concrètement contre le régime de MBZ.

Avec la Chine, allié de la Russie dans cette croisade anti-occidentale actuelle en Ukraine, les Emirats Arabes Unis enfoncent le clou : la présence d’une base chinoise par un partenaire historique dans une région traditionnellement sous influence américaine qu’est le Golfe, passe mal. Aux Emirats, on est évidemment au courant de rien, mais l’installation militaire se ferait au port de Khalifa près d’Abu Dhabi, et ce dans un projet global chinois de créer un chapelet de ports militaires partout au Moyen-Orient, en Asie du Sud-est et en Afrique d’ici 2030. Ce que Pékin appelle le « projet 141 ». Jusqu’en 2021, les travaux avaient été stoppés à Abu Dhabi, mais depuis décembre, les travaux chinois auraient repris. Comment serait-ce possible sans l’accord de MBZ ? On comprend bien qu’Abu Dhabi change progressivement d’optique, en tentant d’abattre de nouvelles cartes stratégiques dans la région. Le rapprochement avec l’Iran dès 2019 en était un autre exemple, en pleine crise du Golfe, quand le président émirati, encore prince héritier, avait pris ses distances avec son allié saoudien, Mohamed Ben Salmane, dans la guerre au Yémen, et avait envoyé plusieurs signaux d’apaisement, et une délégation en Iran afin de discuter coopération et sécurité maritime.

La rédaction