Mohamed Abozekry : « Etre déraciné m’inspire »

 Mohamed Abozekry : « Etre déraciné m’inspire »

Crédit photo : Jean-Louis Fernandez


Né au Caire, cet oudiste s’est affranchi du statut de virtuose. Partagé entre la France et l’Egypte, il expérimente des modes de jeu peu conventionnels. Avec son frère au saz et un batteur, son nouvel album, aux couleurs jazz, rock, orientales, groove sacrément. 


Pourquoi avez-vous créé une nouvelle formation pour cet album ?


Ma démarche est de ne jamais rester sur mes acquis. Travailler avec des artistes différents m’inspire. C’est riche. Ici, il s’agit de la première collaboration professionnelle avec mon frère Abdallah, joueur de saz (un luth du Moyen-Orient, ndlr). On a tout co-composé. Et l’aspect très important du disque, c’est l’approche de nos instruments respectifs : on expérimente de multiples modes de jeu, et ça amène une couleur unique. Que ce soit avec ma technique de “slapping”, où mon oud prend la place d’une basse. Ou quand le saz sonne à la manière d’un ukulélé et se mue en instrument d’harmonie. On a choisi la batterie comme troisième élément rythmique et non pas des percussions orientales. Il y a un côté rock, un peu jazzy aussi, c’est de l’“oriental groove”.


Enfant, qu’est-ce qui vous a donné envie d’apprendre à jouer de l’oud ?


Tous les vendredis soir, on se réunissait en famille chez mon grand-père. Mon oncle jouait des chansons des années 1960 à l’oud. Ça m’a donné envie. J’ai suivi des cours privés dès l’âge de 9 ans. Puis j’ai eu la chance d’être pris en main par Naseer Shamma, un maître oudiste irakien. Il a fondé au Caire la Maison du luth arabe, où j’ai étudié ; une école parmi les plus connues au Moyen-Orient. J’ai commencé à tourner avec lui à 13 ans. Je revenais de tournée avec un salaire, alors j’achetais à l’aéroport plein de bonbons et de chocolats pour les frangins ! (rires)


A 15 ans, vous étiez le plus jeune professeur d’oud du monde arabe. Et en 2009, vous avez été consacré meilleur joueur à Damas en Syrie, lors d’un concours international. Comment êtes-vous parvenu à ne pas rester prisonnier de ce statut de jeune prodige ?


C’est la raison principale pour laquelle je suis parti d’Egypte. Car j’étais alors pris par une vague de couverture médiatique très forte, envahissante. J’ai dû faire 50 émissions de télé en deux ans ! J’étais déjà connu alors que je n’étais pas encore prêt à lancer une carrière. Je me référais aux jeunes acteurs très doués, dont tout le monde parlait, et qui ont ensuite disparu, perdant leurs repères, et ça m’effrayait. Je sentais que j’avais encore beaucoup à apprendre, j’avais envie de rencontrer d’autres musiciens. Je me suis alors inscrit en musicologie à Lyon.


Quelles musiques avez-vous étudiées ?


Les musiques turques, irakiennes, égyptiennes, un peu celles du Maghreb. Ces écoles orientales peuvent paraître proches pour certains auditeurs, mais leurs langages, leurs accents diffèrent beaucoup. En France, j’ai reçu un autre apprentissage : la musique occidentale classique, le jazz, les musiques du monde, avec la rencontre de musiciens africains, notamment. En Egypte, la présence de la culture africaine n’existe qu’en province, elle n’est pas très présente au Caire.


Vous maîtrisez la tradition savante aussi bien que la populaire…


Mais la musique populaire est savante, selon moi. Car elle est spirituelle. Dans le passé, on appelait “savante” la musique élaborée, c’était un classement social pour séparer la musique des riches de celle des pauvres. Mais “savante” se réfère aussi à l’esprit.


 


Vous ne voulez pas associer musique et politique…


Non, effectivement. En 2011, au moment de la révolution égyptienne, je préparais mon premier album en France. J’étais très frustré de ne pas être au Caire. Mais j’ai enlevé mon morceau “25 janvier”, inspiré de ces événements, car je ne voulais pas mettre une étiquette politisée sur mon art. Je pouvais sans doute devenir connu un peu plus vite comme beaucoup d’artistes qui ont parcouru le monde pour représenter la révolution. Mais j’ai vraiment eu peur de ça. Tout comme je refuse de faire partie d’une communauté quelconque en France. Chaque réseau professionnel a sa tribu ! En jazz, tout le monde se connaît, en “musiques du monde”, c’est pareil… Selon les codes, il faudrait défendre un style, un réseau pour pouvoir se développer, avoir une stabilité financière. Ça m’a toujours gêné. C’est pour ça que je fais des albums très différents.


Que faut-il pour intégrer l’oud dans les divers styles auxquels vous vous frottez : musiques indiennes, jazz, musique tzigane… ?


Il faut être à l’écoute de l’autre. C’est ainsi qu’il en ressort des créations, de vraies récoltes collectives. Le plus important n’est pas l’instrument en soi, mais le contenu artistique. Et beaucoup se trompent avec l’aspect exotique de ces instruments en Europe. Ce n’est pas parce qu’il y a un oud dans l’orchestre que le concert sera bien ! Je ne veux pas être pris comme le “joueur d’oud”. C’est aussi pour cette raison que je compose des musiques de films, que je chante… Au début, pour marquer mon nom sur la scène, je ne ­pouvais pas faire autrement, je devais jouer avec mes acquis, la virtuosité. Mais cela peut aussi être destructeur, tu peux être la perle rare du Moyen-Orient, sans être perçu en tant qu’artiste. Pour moi, l’oud n’est qu’un moyen d’expression. Je l’adore, mon histoire est reliée à lui. Mais ce n’est pas lui qui fait sonner ainsi ma musique, c’est plutôt ce que j’ai à exprimer. Je pourrais chanter, ou jouer un autre instrument, ce ­serait toujours moi, mon son, que l’on entendrait.


Votre premier disque “Chaos” sonnait “flamenco…”


C’est logique. Quand un musicien du monde arabe veut communiquer avec des artistes d’Occident, les harmonies, les couleurs du flamenco et de la musique arabo-andalouse sont les plus familières et naturelles pour lui. Ensuite, soit on s’en contente, soit on choisit d’aller un peu plus loin.


Qu’est-ce qui nourrit votre inspiration ?


Les voyages, me déraciner le plus possible, pouvoir jongler entre différents pays. Pendant quelques mois, j’habite au Caire, puis je déménage à Paris… Mon argent part dans les “flight cases” ! (des caisses pour transporter le matériel des musiciens, ndlr). Il y a parfois une petite confusion identitaire : j’arrive au Caire, ­Paris me manque, et vice-versa. Et quand je suis pris dans une routine de travail, de concerts, de production, j’aime bien déconnecter et me lancer ailleurs dans un tout nouveau projet. 


En concert : 6 Avril : Cully Jazz Festival (Suisse)


Don't replace me by a machine, Trio Abozekrys, Molpé Music, 2018

La rédaction du Courrier de l'Atlas