La chronique du Tocard. Nos parents

 La chronique du Tocard. Nos parents

ND – LCDL


Nos parents sont malheureux en France. Entre nous, je crois bien qu'ils l'ont toujours été. La tristesse se lit dans leur regard comme dans un livre ouvert. Nos parents ont appris à vivre avec la nostalgie, celle de leur terre natale, celle de leurs familles et amis restés au pays. On peut compter sur les visages de nos vieux autant de rides que de sacrifices faits pour leur progéniture.


C'est leur être tout entier qui est marqué par le déracinement. Les fachos pensent que l'exil c'est une partie de plaisir, un peu comme courir un marathon au bout duquel les plus endurants seront félicités et médaillés. Mais que dalle ! Les allocs, les cages à poules dans lesquelles on les a entassés c'est ça la France et c'était loin d'être l'Eldorado pour eux mon coco !


Nos parents ont tous dit à mi-parcours qu'ils songeaient sérieusement à retourner au bled pour de bon. Mais souvent, c'était juste des paroles jetées en l'air pour se rassurer et soulager leurs consciences d'avoir abandonné la terre-mère. Et il y avait aussi le sentiment de honte face à ceux restés là-bas, qui penseraient que leur retour, c'était un peu comme un échec. Alors, ils sont restés par fierté ou pour un tas d'autres raisons mais sûrement pas parce qu'ils sont heureux ici.


Parfois ils disent qu'à la retraite, ils partiront. Qu'ils sont enfin décidés. Mais ils finissent par rester jusqu'à la fin et courir jusqu'au bout ce foutu marathon, interminable et épuisant. Et la vie de leurs enfants, petits-enfants est désormais en France. Une raison de plus de poursuivre l'exil par dépit.


En les regardant dans le blanc des yeux, on peut deviner la déception. On dirait qu'ils nous en veulent d'être devenus ce que nous sommes. Ils auraient tant aimé qu'on reste des étrangers comme eux et qu'on oublie rien de leurs traditions, de leurs cultures… Mais ils ont oublié que passée la porte du domicile familial leurs enfants, pour la plupart, se sont délesté du poids de leur héritage culturel en le laissant sur le seuil, pour augmenter leurs chances de devenir Français.


Eux, ils l'ont toujours assumé ce bagage, même avec la peur au bide et le sentiment de n'avoir jamais été chez soi en France. Ils n'ont rien renié, ni la langue maternelle, ni les coutumes de leurs aïeux.


Tout les effraie ici. Nos parents ne dorment jamais d'un sommeil profond et se lèvent toujours très tôt. On dirait des Gaulois : ils craignent à tout instant que le ciel leur tombe sur la tête. Même quand ils ont de l'argent, ils ont peur de devenir pauvres. Quand ils sont en bonne santé, ils redoutent toujours de tomber malades. Alors, ils prennent les devants. C'est pour cela qu'ils vont sans cesse chez le toubib. Le trou de la sécurité sociale, c'est eux !


Dans tous les foyers maghrébins, il y a des médocs partout. Il y a aussi des tas d'appareils, pour prendre la tension ou pour contrôler le niveau du diabète. Ne surtout pas tomber malade ! C'est  devenu une vraie psychose chez eux parce qu'ils espèrent, encore et toujours, repartir là- bas et pour ça, il faut avoir être en bonne santé. 


Même quand ils sont propriétaires de leur maison, ils ont peur de se faire expulser de leur logement, alors ils nous interdisent de faire le moindre bruit. Ils paient toujours leurs factures à l'avance, arrivent à l'aéroport quatre heures avant le décollage de leur avion. Ils n'ont jamais pris cette liberté : jouir de leur temps, même ça ils n'ont jamais osé !


Niveau tendresse : nos parents ont été durs avec nous. Aucun signe d'affection. Pas de baisers. Pas de caresses. Quatre bises au moment de partir en voyage. Quatre autres au moment du retour. Chez eux, les sentiments sont protégés à triple tour. Ils ne savent pas comment être tendre. Ils ne l'ont jamais appris. Même nos mamans, pourtant dotés d'un coeur immense, ont dû mal. Prenez mes parents par exemple.


Entre eux, ils utilisent toujours la troisième personne du singulier pour communiquer. Elle dit "Il", il dit "Elle". Parfois, papa dit "ma femme" pour parler de ma mère mais jamais quand elle est présente. Pour maman c'est pareil. Elle dira "mon mari" pour évoquer son Mohand quand il n'est pas là. Ils ne marchent jamais côte à côte,  ne se tiennent jamais par la main.


Mon papa ne sait pas ce qu'est la tendresse. Elle lui est inconnue. Sa tendresse à lui, elle s'est éteinte très vite, en Kabylie, quand il n'était qu'un minot, quand ses parents sont morts et qu'il a dû continuer sans eux. Et ce n'est pas à l'usine en France à travailler pour un salaire de misère qu'il allait la retrouver. Non, la tendresse, il a appris à vivre sans elle.


Maman, elle, malgré sa douceur, son regard bienveillant, ses bonbons qu'elle donne à chaque fois que l'un de ses enfants quitte le domicile familial, n'a jamais été vraiment tendre avec nous non plus. Les baisers ont manqué. Avec l'âge, elle se rattrape un peu. Parfois, elle saisit notre main pour traverser la rue et oublie malicieusement de lâcher prise. Elle croit qu'on n'a pas compris où elle veut en venir.


Comme ils regrettent un peu leur froideur avec nous, nos parents tentent de rattraper le temps avec leurs petits-enfants. Et ils le font plutôt bien. D'une telle manière qu'on en devient presque jaloux !


Parfois, on aimerait tous se prendre dans les bras, comme le font certaines familles françaises et se dire "Je t'aime". Mais même nous, entre frères et sœurs, même nous, qui sommes nés en France, on n'y arrive pas. Alors, on donne le maximum pour les autres. Parfois pour des gens qu'on vient à peine de rencontrer, il nous arrive d'être avec eux d'une tendresse inouïe.


Nous, leurs enfants, avons hérité des malheurs de nos parents. De leurs angoisses. De leurs peurs. C'est pour cette raison que parfois, on semble perdu. 

Mais on ne pourra jamais leur en vouloir. Nos parents sont tout pour nous. Plus, on avance dans l'âge et plus nous sommes proches d'eux. Moins la France nous aime,  plus nous nous rapprochons d'eux.


Et puis, parfois, enfin tous les jours, je me dis que papa a eu une chance inouïe de tomber sur une nana comme ma mère. Et vice-versa : mon papa illétré a toujours assuré pour nous tous. Il s'est esquinté le dos pour nous offrir un avenir. 


Ma mère est une héroïne. Faut voir comment à 80 balais, elle prend encore soin de son homme. Chaque jour. Peu importe la fatigue. Peu importe ses soucis. Elle sera là jusqu'au bout pour son Mohand. On aimerait tous avoir quelqu'un comme elle à ses côtés quand la vie se complique. Quand la vie a décidé de nous lâcher. C'est sûr : c'est l'amour qu'elle a pour lui qu'il lui donne autant de force.


Je ne sais pas si papa est au courant que maman est une pépite. S'il s'en est un jour rendu compte. Il n'a jamais rien dit à personne. Ni à elle ni à nous d'ailleurs. Et vice-versa. Ma mère n'a jamais montré aucun signe de tendresse envers mon père. Elle ne lui a jamais dit qu'elle l'aimait. Pas d'affection. Rien. Aucune marque de tendresse. Mais des actes. C'est pas mal en vrai. C'est même beaucoup.


Nadir Dendoune


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