TUNISIE – L’inquiétante multiplication des attaques salafistes

Les tunisiens seraient tentés de croire à une loi des séries si l’action, sans doute coordonnée, des salafistes ces dernières 48 heures n’était que le fait du hasard d’incidents qui se suivent et se ressemblent. Ainsi donc, et comme nous l’annoncions dès lundi, les salafistes passent comme prévu à la vitesse supérieure. Mais même si nombre d’éléments laissaient présager de tels développements et d’un pourrissement de la situation, l’ampleur et le nombre d’attaques par jour, touchant plusieurs régions du pays à la fois, reste sans précédent. De fait, une série d’interrogations s’impose à propos du timing, de contexte politique, voire d’éventuelles négligences ou complicités.

Nous en savons d’abord un peu plus sur la réalité de ce qui s’est passé dimanche 27 juin. Nous avions déjà noté alors un certain immobilisme troublant sur place de la part des forces de l’ordre, déployées à quelques encablures, observant les casseurs intégristes saccager au nom de Dieu une salle de cinéma, mais restant dans l’expectative. Interrogé sur le motif de leur inertie, un policier des BOP (Brigades de l’ordre public) avait répondu qu’ils ne pouvaient charger en l’absence d’ordres de leur hiérarchie.

Mais voilà qu’hier le ministère de l’Intérieur publie un long communiqué qui fait la lumière sur des rumeurs jusque-là non confirmées d’appels à la grève générale de la part du principal syndicat national de police. Le ministère de tutelle évoque l’exemple du gouvernorat de Gabès où les dérives de la démission de la force publique depuis quelque jours ont été particulièrement dramatiques, pour s’indigner et prévenir d’un ton assez ferme des risques de la généralisation des demandes les plus irréalistes prenant en otage la sécurité des citoyens, dans une période de vulnérabilité sécuritaire accrue. Cela explique en partie l’étrange comportement relevé lors de l’épisode du Cinemafricart. Cependant, nous apprenions aussi que 7 vandales avaient tout de même été arrêtés ce jour-là.

C’est donc de ce climat de laisser-aller diffus qu’un groupe de salafistes, toujours plus nombreux, a profité pour se rassembler mardi matin devant le Palais de Justice de Tunis pour réclamer la libération immédiate des leurs, aux cris de « Le peuple exige de criminaliser l’athéisme ! », allusion à Nadia El Fani qu’ils voudraient sans doute voir croupir en prison pour délit d’opinion à cause d’une création artistique, à la place de leurs amis dont ils estiment en revanche qu’ « ils n’ont fait qu’exprimer un avis » en détruisant la façade d’une des rares salles de cinéma de la capitale et en en menaçant de mort les spectateurs…

Scénario désormais habituel, la situation dégénéra rapidement lorsque près de 70 d’entre eux selon des témoins ont réussi à pénétrer dans l’enceinte du tribunal, où ils s’accrochèrent verbalement puis physiquement avec des avocats qu’ils rouèrent de coups. L’un de ces derniers, victime d’une agression ayant nécessité une hospitalisation en urgence, n’était autre qu’Abdennaceur Aouini, l’une des icônes de la révolution rendu célèbre par une vidéo représentant un des moments forts du 14 janvier au soir, où il brava le couvre-feu pour crier spontanément son exubérante délivrance du joug de la dictature. Il a tenu dès sa sortie d’hôpital à publier un communiqué dans lequel il invite à ne pas céder à la peur de ce qu’il a qualifié de forces obscurantistes et réactionnaires, « meilleures alliées du régime déchu ».

Néanmoins, lorsque dans le même communiqué l’avocat renvoie dos à dos islamistes et gouvernement transitoire, en accusant ce dernier d’avoir sciemment organisé le chaos sécuritaire résultant en ces incidents, on peut penser que la théorie du complot n’est plus très loin, surtout lorsqu’on sait pourtant qu’au lendemain de la révolution, pas moins de 10.000 prisonniers avaient réussi à s’évader des prisons tunisiennes, souvent aidés par les habitants locaux qui estimaient que les terroristes avérés ou non étaient des prisonniers politiques. Lâchés dans la nature, on peut penser que nombre d’entre eux ont choisi de reprendre le maquis de la fuite en avant djihadiste. Quant aux vidéos en forme de déclaration d’intentions qui commencent à fleurir dans les pages internet salafistes, elles achèvent de couper court au conspirationnisme, en ne laissant aucun doute sur les orientations extrémistes de certains agitateurs.

Par ailleurs d’autres actes isolés, mais non moins graves en ce début de haute saison touristique, ont eu lieu la même journée, notamment à Kairouan où des « barbus » ont barré l’accès à la célèbre mosquée historique Sidi Sahbi, empêchant les touristes d’y accéder et limitant l’ouverture des portes aux heures des prières et aux pratiquants seulement.

Puis, troisième attaque salafiste en moins de 24 heures, cette fois c’est un militant du parti de centre-droit Afek Tounes qui dans la région du Kram (banlieue nord de Tunis) a été victime d’un lynchage en règle et du vol de documents appartenant au parti. Celui-ci a publié un communiqué annonçant son intention d’engager les poursuites judiciaires nécessaires.

Enfin, un dernier témoignage de Faiza Majeri, productrice TV et radio, a fait état d’autres incidents : « Des salafistes ont attaqué des baigneurs à Hammamet les obligeants à sortir de l’eau tout à l’heure en début d’après-midi vers 14h00, ils ont hurlé « Vous aurez un été pourri et un Ramadan sanglant ! ». » a-t-elle rapporté sur les réseaux sociaux.

Au menu des réactions des partis politiques, signalons au passage la prise de position pour le moins ambiguë d’Ennahdha qui, réagissant aux événements du Cinemafricart, n’a convoqué les médias lors d’une conférence de presse que pour exprimer « des regrets » face à ce qui s’était passé, et qui contrairement aux autres partis n’a exprimé ni indignation, ni condamnation, mais a préféré rejeter la responsabilité du saccage du cinéma sur la cinéaste elle-même, auteur selon Rached Ghannouchi d’une œuvre qui « provoque le peuple tunisien en blessant ses sentiments identitaires ».

Certains ont vu en cette déclaration une poursuite de la même logique ayant provoqué le retrait définitif du parti islamiste du Conseil du CISROR, une tactique politique de la désolidarisation qui peut envoyer un signal envers ceux des membres ou des groupuscules fonctionnant le plus en électrons libres, qu’ils ont désormais carte blanche pour agir à leur guise. C’est leur signifier qu’ils peuvent durcir le ton pour se faire entendre par la force s’il le faut.

Quoi qu’il en soit, la vigilance est de rigueur dans la société civile en ce timing extrêmement sensible d’entame de la première saison estivale post révolution, déterminante pour le secteur touristique et avec lui toute l’économie encore fragile du pays. Une Manifestation est prévue pour ce samedi 2 juillet à 18h00 à Tunis pour condamner les expéditions inquisitoires des salafistes et toute forme d’extrémisme religieux. Elle partira du Théâtre municipal pour s’arrêter symboliquement devant le cinéma portant encore les stigmates de la barbarie et de l’intolérance.

Seif Soudani

Seif Soudani