L’Education objet de syndicalisation politisée

 L’Education objet de syndicalisation politisée

Manifestation des professeurs du secondaire en grève


Misère matérielle de l'école, mais aussi misère symbolique de ses pédagogues. Syndicalisation politisée dans une situation de grave crise économique. Les grèves répétitives des professeurs du secondaire, en survol


Quand la Tunisie était soumise à l’autoritarisme et à l’Etat parti, la philosophie éducative de base était entre les mains de Réformateurs imbibés dans le moule du progrès civilisationnel, incarné par le trio Bourguiba-Messâadi-Charfi, qui avaient tous, il est vrai, les pleins pouvoirs pour imposer, chacun à sa manière, à l’Etat, au parti unique et à l’administration, des réformes audacieuses et de laisser l’Education à l’abri des secousses politiques et des spéculateurs de l’urgence, quels qu’ils soient.


Lorsque la Tunisie a changé de cap, fait un grand pas dans l’émancipation citoyenne et entamé un processus politique démocratique depuis 2011, l’Education s’est trouvé paradoxalement dans un premier temps, sous la troïka, la cible des islamistes et salafistes désireux d’islamiser la société dès l’enfance. Puis dans un deuxième temps l’Education s’est trouvée, non moins brutalement, depuis 2014 entre les mains des syndicats, de l’UGTT à double titre, du syndicat-mère et des syndicats sectoriels (du secondaire et du primaire), déterminés à faire de l’éducation un objet de négociation syndicale et politique avec le pouvoir. Notamment après les titres de gloire récoltés par l’UGTT dans l’encadrement de la révolution, au dialogue national, et plus globalement comme acteur influent au sein de l’accord de Carthage. L’UGTT voudrait désormais incarner le social pour montrer que le gouvernement incarne toujours le conservatisme.


 Le secteur de l’Education est payant pour l’UGTT. Ils n’ont pas de concurrence comme dans les secteurs sauvages, tels les phosphates ou ailleurs, remplis d’agitateurs de rue et de sit-inneurs réfractaires à toute forme de structuration. En outre, entre le ministère, le gouvernement et eux, ils n’ont d’autres « partenaires » que des enfants obéissants, qui ne comptent pas comme interlocuteurs. L’Administration même des écoles, collèges et lycées leur est acquise. Les Directeurs d’établissements sont issus du corps professoral et les autres agents publics sont solidaires avec les professeurs et le syndicat sectoriel de l’enseignement secondaire. La toile est limpide. Que les enfants n’aillent pas à l’école pour cause de grève, cela effraye les parents d’élèves ou l’opinion, qui peuvent s’en émouvoir ou s’en prendre aussi au gouvernement, et pas seulement au syndicat. La crainte des parents fortifie le pouvoir du syndicat sectoriel des professeurs.


L’UGTT est alors le seul maître à bord. Le syndicat sectoriel s’est encore renforcé en joignant systématiquement, à chaque grève l’agenda politique à l’agenda syndical, comme le prouvent les timings des menaces et grèves. La grève actuelle a bien lieu à la veille des municipales pour gêner la coalition politique, aussi frêle que conservatrice, obtempérant à la Banque mondiale, à la « vieille Christine Lagarde », comme le dit le peu délicat leader syndical, et tournant le dos au « travailleur » éducatif. Les syndicalistes du secondaire sont dirigés par Lassaâd Yaâcoubi, affilié, tout comme le représentant du syndicat du primaire à l’intransigeant Mouvement Ec-chaâb, représenté à l’ARP.


L’Educateur a vu son niveau de vie baisser spectaculairement dans la phase inflationniste post-révolutionnaire. Il est vrai que la condition sociale du professeur de l’enseignement secondaire s’est dégradée(comme tous les salariés) au point qu’il s’agrippe aujourd’hui beaucoup plus au social et aux luttes syndicales qu’au contenu de l’éducation ou aux réformes pédagogiques fondamentales. La vocation du professeur de lycée s’y perd chemin faisant, aggravée encore par la sphère numérique et les réseaux sociaux. Il est vrai également que l’inégalité de classe s’est installée entre professeurs du secondaire eux-mêmes, entre ceux qui se suffisent de leurs salaires(leurs enseignements ne se prêtant pas à des cours privés), et ceux qui ont fait des cours privés une mine d’or, leur permettant de faire des projets fructueux et de construire des villas dans les quartiers huppés, notamment dans les grandes villes.


Cette lutte de classe intersectorielle, alimentant une forme parallèle d’inégalité sociale, ne fait qu’enrager davantage les plus démunis d’entre eux, contraints d’abandonner leur sort au syndicat de base. Néji Jalloul, qui avait lui aussi une grande réforme à proposer au nom du gouvernement en matière d’éducation (élaborée par une commission et publiée dans un livre blanc), voulait interdire ou du moins maîtriser la pratique des cours privés des professeurs, comme il n’a cessé de dénoncer des pratiques de corruption constatées au sein du syndicat même durant son passage au ministère. Mais il n’a pu y arriver. On lui a reproché d’être un peu cassant et narcissique. Mais honnêtement, à supposer qu’il ait fait patte de velours, aurait-il pu y arriver ? On en doute.


Il est regrettable de constater qu’avant de s’émanciper par l’accès à la culture, à la science, au progrès, à la modernité – rôle de l’Education- il faudrait d’abord s’émanciper des syndicats détériorant l’atmosphère de l’Education. Les grèves répétitives des professeurs du secondaire, comme d’autres secteurs professionnels, sont en train de perdre leur signification initiale comme arme de négociation et de pression pour devenir des armes de guerre ou d’agression selon la conjoncture. L’UGTT qui a imposé le principe du droit de grève dans la Constitution n’ignorait pas que ce principe aura de fortes chances de servir ses intérêts et desseins pour mieux « gouverner », voire pour régner.


L’Educateur tunisien a-t-il des chances d’apprendre à ses élèves les chemins de la liberté, du progrès et des humanités s’il ne lui montre pas autre chose que des batailles rangées, des violences verbales, une mentalité outrageusement revendicative d’un professeur assujetti au décret syndical. S’il ne lui donne pas l’image, jalousement mémorisée dans les têtes des générations précédentes, du pédagogue modèle, du professeur armé de raison, de modération, de prudence et de dignité, favorisant l’éveil culturel. L’école doit certes sortir de la misère matérielle de ses bâtisses et de ses équipements dégradant les conditions du travail des éducateurs, mais elle doit sortir aussi de la misère symbolique de ses pédagogues.


Les revendications légitimes (pas toutes) des professeurs du secondaire s’opposent aux comptes malmenés du trésor public dans une situation de grave crise économique, constatée par les instances internes et internationales. Que faire ? Dépouiller l’Etat pour conforter le syndicat ou l’égo de ses leaders ? On en doute. Négocier, toujours négocier, bien négocier, par la raison, ou même par la ruse, mais pas dans le délire. Certainement. Que les syndicats négocient paisiblement avec le gouvernement, que les professeurs fassent leurs cours et remettent les notes retenues jusqu’ici.


La décision annoncée par l’UGTT de la reprise des cours et de la remise des notes est contrebalancée par le refus du syndicat sectoriel du secondaire. Qui croire ? Est-ce un jeu prémédité par les uns et les autres ? Les élèves et les enfants n’y sont pour rien. On n’a pas le droit de les entraîner dans une syndicalisation politisée dont ils ne comprennent pas les ressorts, ni de jouer avec leurs vacances scolaires que le syndicat voudrait sacrifier pour cause de rattrapage et qu’aucun parent ne voudrait voir modifiées. Le chantage n’est pas un mode, mais un vice de négociation. Toutes les parties connaissent au fond les limites ou la faisabilité de leurs arguments respectifs. Par le bon sens, l’échange avec l’autre et la négociation, on finit aussitôt par s’en rendre compte.


Hatem M'rad

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