La Libye, objet d’une géopolitique réchauffée

 La Libye, objet d’une géopolitique réchauffée

Le Premier ministre italien Giuseppe Conte (D) en conversation avec le maréchal libyen Khalifa Haftar (G) au Palazzo Chigi


La Libye est victime de son histoire politique et de son tribalisme exacerbé. Depuis 2011, elle n’arrive pas à surmonter ses interminables et chaotiques conflits tribaux, politiques et militaires. L’heure de vérité a peut-être sonné aujourd’hui, comme le montre ce réchauffement géopolitique et la menace d’interventionnisme des puissances régionales et internationales.


Le moins que l’on puisse dire, c’est que la Libye a raté sa sortie de dictature. Pays potentiellement disposé de par ses ressources à faire face aux aléas de la transition, il est hélas aussi le pays le moins disposé sur le plan politique, institutionnel et social à y faire face. Le tribalisme était soutenu et manipulé par Kadhafi, qui, hanté par son « révolutionnisme jamahiriste », n’a jamais été tenté de lui substituer des formes de gouvernement modernes, des institutions solides, ni de le combattre par une éducation progressive (écoles, universités), de nature à faire émerger une société civile éclairée, de stabiliser et d’unifier le pays. La Libye tenait par l’autoritarisme de Kadhafi, tout comme le maréchal Tito préservait la Yougoslavie de la déflagration séparatiste par son autorité et son charisme. Après eux, le déluge, approche de sortie de tous les pouvoirs arabes.


Après Kadhafi, le déluge n’a pas manqué en effet de s’abattre sur la Libye depuis 2011. L’Etat, à supposer qu’il existait, était livré aux tribus, aux jihadistes, aux mercenaires étrangers, à l’Etat islamique et aux armées auto-constituées, comme celle du maréchal Haftar, constituée pour mettre de l’ordre et éliminer les hordes islamistes du pays et de la région. Déjà divisé en trois régions sur le plan tribal, le pays fut encore divisé sur le plan politique et militaire. Deux pouvoirs parallèles finissent par émerger sans se reconnaître : celui du Gouvernement d’Accord National (GAN), dirigé par Faïez Sarraj, et basé à Tripoli ; et celui de l’Armée Nationale Libyenne (ANL), dirigé par le maréchal Khalifa Hafter, et situé à l’est et au sud de la Libye.


Les puissances étrangères sont elles-mêmes divisées sur le sort de la Libye. Le GAN est soutenu, en apparence par la communauté internationale, qui ne serait pas mécontente de l’extension des forces de Haftar pour en découdre avec les islamistes, par le Qatar, et surtout par la Turquie, qui a conclu deux accords, militaire et maritime, avec la Libye le 27 novembre dernier. La Turquie a des intérêts économiques et stratégiques à défendre. Les entreprises turques ont investi près de 25 milliards de dollars en Libye à l’époque de Kadhafi. L’accord stratégique sur la délimitation des frontières maritimes étend, lui, ses prétentions sur la Méditerranée orientale, riche en hydrocarbures (zones visées aussi par la Grèce, Egypte, Chypre, Israël). Il semble aussi que, par son appui ferme au gouvernement légitime de Sarraj, la Turquie tente d’obtenir certaines concessions de la Russie, notamment sur la Syrie, et à en faire de la Libye un objet de négociation avec l’imperturbable « Grand frère ». Comme le montre d’ailleurs tout le spectacle tapageur des actions récentes d’Erdogan, de ses menaces et visite-éclairs très médiatisés dans la région. On parle encore de l’acheminement vers Tripoli de miliciens syriens pro-turcs, prélude à un possible envoi de troupes turques en janvier. La Russie, qui soutient le GAN, est présente discrètement sur le terrain à travers des mercenaires d’une Compagnie privée de sécurité, proche de la Russie. On note également des groupes arabes en provenance de la Syrie, déployés auprès du GAN. Il est vrai que la Tunisie et l’Algérie semblent positionnées en faveur du gouvernement légitime de Sarraj, reconnu par les Nations unies, comme il ressort de leurs déclarations officielles. Pour tous les deux, il s’agit d’une affaire libyo-libyenne. Tripoli est même considérée comme « une ligne rouge » pour l’Algérie, toujours froissable sur le plan militaire. Mais, s’il faut compter avec les arrière-pensées d’ordre diplomatique, il se pourrait qu’une victoire de Haftar ne dérangerait pas ces deux pays sur le plan politique, pour peu qu’ils arriveront à trouver un terrain d’entente politique avec le principal intéressé par la suite. Haftar inquiète beaucoup plus les islamistes de ces pays, que leurs dirigeants laïcs, bien qu’il soit de type martial.


L’ANL de Haftar est, elle, soutenue par l’Arabie Saoudite, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, trois pays rivaux de la Turquie et du Qatar. Elle vient de conquérir la ville de Syrte, qui bouleverse la carte militaire du pays, fragilisant du même coup la ville de Misrata. L’entrée de Haftar à Syrte s’explique par l’escalade provoquée par les actions de soutien d’Erdogan au gouvernement de Sarraj. Syrte a une position stratégique indéniable, la situant entre les deux camps : entre les lignes de Misrata à l’ouest et les lignes de Haftar à l’est et au sud. A partir de Syrte, Haftar pourrait contrôler les déplacements entre l’est et l’ouest libyen. Outre que Syrte est symboliquement la capitale de l’ancien régime de Kadhafi. D’ailleurs, beaucoup de fidèles de l’ancien régime, mais pas tous (plusieurs courants), se sont ralliés à Haftar à Syrte. Comme en Tunisie après 2011, il y a une lutte entre les deux camps libyens pour rallier les membres de l’ancien régime. C’est Haftar qui a pris de l’avance en la matière. Les fidèles de Kadhafi croient que Haftar leur permettra de revenir au pouvoir et à Tripoli. La faiblesse, toutefois de Haftar, réside dans le caractère hétéroclite de sa coalition qui rassemble des groupes très hétérogènes, sur le plan militaire et politique.


En tout cas, si le conflit libyen perdure, c’est aussi parce que la communauté internationale continue de tergiverser entre les deux camps libyens hostiles. Désuni, le Conseil de sécurité n’a pu faire adopter de résolution pour arrêter les conflits à Tripoli, ni pour imposer un embargo sur les armes. La position de l’Europe ne semble pas ferme. La France et l’Italie ne soutiennent pas le même camp. Le chef du gouvernement italien a eu le mérite hier (8 janvier) de réunir à Rome Hafter et Sarraj pour des concertations, en tentant de les réconcilier avant l’embrasement du pays et de garder l’influence traditionnelle italienne sur la Libye. Macron est de plus en plus favorable au maréchal Haftar, qui a l’avantage du terrain, qui peut stabiliser le pays, et ne pas permettre la dissémination du terrorisme en France, en Méditerranée et au Maghreb. La France est plus concernée que l’Italie par le terrorisme jihadiste. Hafter a pu interpréter ce soutien français comme un feu vert pour ses avancées militaires. Donald Trump, préoccupé, lui, par l’impeachment et l’Iran, a mis en garde simultanément les deux camps, contre l’ingérence turque et les offensives de Haftar, même s’il a donné l’impression dans le passé de soutenir ce dernier. Angela Merkel, déjà prise de vitesse par l’Italie, organise dans quelques jours une conférence internationale sur la Libye pour tenter de trouver une solution politique satisfaisante pour tous, en omettant d’inviter la Tunisie, membre du Conseil de sécurité, un des voisins pourtant les plus impliqués par le conflit libyen, alors que le président Essebsi était toujours présent dans les sommets sur la question libyenne. La Tunisie, sans gouvernement pour l’instant, qui passe de transition en transition, se trouve en hibernation diplomatique, notamment depuis l’élection de son nouveau président, novice en la matière.


La Libye, qui est en train de « proche-orientiser » le Maghreb, se trouve dans un bel engrenage géopolitique. La désunion d’un Etat et l’hétérogénéité de ses composantes sociales constituent souvent un appel à l’interventionnisme des puissances étrangères et régionales. Le Liban a connu cette phase entre 1975-1990, mais elle y a mis fin par un consensus, plutôt bancal ; l’Irak est empêtré dans les conflits internes et régionaux, notamment depuis l’intervention américaine en 2003, la Syrie et la Libye ont été diabolisées politiquement et ethniquement depuis les révoltes arabes de 2011. Tous des pays encore despotiques à des degrés différents, multiconfessionnels ou multi-tribaux, emportés par les conflits internes de leurs composantes dans des conjonctures différentes. Les puissances étrangères hésiteront peu pour intervenir militairement dans des Etats faillis ou chaotiques.

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