Point de vue. Le « néo-cynisme »

 Point de vue.  Le « néo-cynisme »

Le cynisme a changé de camp. Il n’est plus seulement le fait des gouvernants, il est désormais celui des gouvernés, notamment en démocratie.

 

Le cynisme chez les gouvernants est un sentiment courant, ordinaire, voire « normal » en politique, ou plutôt dans l’action politique. Ce que ces gouvernants ne peuvent obtenir par la raison, par la force, ils cherchent à l’obtenir par la ruse, dans toutes ses dimensions : chantage, pression, menace, feinte, stratagème, tromperie, fausse naïveté, etc. En cela, ils ne peuvent pas ne pas être cyniques, pour peu qu’ils soient déterminés à atteindre leurs fins ou certains résultats, en démocratie ou en dictature. Seulement, les cyniques ne sont pas toujours ceux auxquels on croit toujours. Ils ont changé de camp, notamment en démocratie ou dans les systèmes pluralistes relativement évolués.

Autrefois, le cynisme provenait des élites et des gouvernants. Machiavel et Hobbes en étaient les maîtres à penser. Ils appelaient de leurs vœux l’autorité, voire la sur-autorité du Prince à agir tant par la raison d’autorité que par les subterfuges de la ruse. La politique est, par essence, simultanément ordre et sécurité, vie et survie, lutte et négociation. Les hommes au pouvoir, les premiers concernés par cet « ordre politique », sont enclins alors à confondre le bien et le mal pour y parvenir. L’ordre supérieur s’accommode moins de morale que de roublardise et cynisme. Le cynisme est l’exigence de survie du pouvoir tout comme, pour les mêmes gouvernants, l’exigence de survie de leurs sociétés.

Toutefois, ce cynisme est en passe d’être dépassé, même dans la vie démocratique moderne. Il est désormais un pressant sentiment exprimé par la masse : c’est le « néo-cynisme », comme aimait l’appeler Guy Hermet (Le peuple contre la démocratie, Paris, Fayard, 1989). Mais il ne faut pas croire, ce néo-cynisme a lui aussi a ses propres théoriciens, comme Pareto, Schmitt, Sartori, Huntington ou même Weber qui rêvait de personnalité charismatique et de démocratie plébiscitaire pour sortir la société bureaucratique moderne du déclin routinier et du « désenchantement ». Ce sont désormais les peuples qui sont demandeurs d’autorité. Peu importe la nature de l’autorité sollicitée : elle peut être populiste et ségrégationniste comme Trump ; fasciste et réaliste comme Giorgia Meloni, la cheffe de gouvernement italienne ; extrémiste et souverainiste comme Marine Le Pen ; ou encore conservatrice, nationaliste et populiste comme Saied. 

Le peuple demandeur d’autorité autoritaire n’est pas n’importe quel peuple. Il s’agit paradoxalement du peuple démocratique, celui qui en a fait l’expérience et qui en a été déçu et déprimé. C’est le peuple méprisé, celui qui est révolté contre la démocratie hypocrite, élitiste et faussement représentative des gouvernants élus. Au moment où les peuples des dictatures rêvent de liberté et se sentent prêts à se sacrifier pour elle, les peuples des démocraties se trouvent curieusement fascinés par la tyrannie. Une fascination qui, à défaut de s’imposer, fait l’objet d’un accord au sein de la majorité, électorale ou silencieuse. Les hommes portés vers l’autorité autoritaire (et non l’autorité institutionnelle), enclins au populisme, facilitent d’ailleurs les choses aux peuples par leur habitude à désigner des ennemis fictifs et abstraits: les élites, les riches, les juifs, les arabes, les francs-maçons, les anarchistes, les communistes, les islamistes, les LGBT, les toxicos. Dans les périodes troubles et d’incertitude, en effet, ces dirigeants n’ignorent pas que la population aiment se réfugier derrière des figures d’autorité et de conservation, en rejetant la faute sur les forces complotistes et obscures. Napoléon, l’homme fort, incarnait la fin de l’agitation révolutionnaire, il transcende les factions et les intérêts égoïstes ; Trump était la marque du « make America great again », appelé à sauver l’Amérique du déclin ; Marine le Pen est l’image hostile au laxisme identitaire et migratoire des gouvernements démocratiques ; Saied est vu comme l’antidote du chaos de la transition islamisante. Comme le rappellent souvent les politologues avertis, l’habitude électorale a pris naissance sous l’autoritarisme, et non avec la démocratie. C’est le despotisme des opprimés. C’est comme si la liberté ou le statut de l’opposition mène en démocratie inéluctablement à la tyrannie. Le monde à l’envers.

Le peuple démocratique tunisien, politiquement inexpérimenté et désorienté par les égarements de la transition, a appelé lui aussi son sauveur, en connaissance de cause. Il s’est volontairement plié à une conscience supérieure par la confiance aveugle qu’il a accordée d’avance à un homme après un coup d’Etat. Ce faisant, le cynisme « amateur » du peuple a rejoint le cynisme « professionnel » d’un homme, dans l’espoir de mettre un terme à ce qu’il considère comme l’abaissement national. Le peuple souverain traverse une crise de souveraineté. Il regrette son cynisme citoyen. Il se rend compte qu’il est désormais parmi les opprimés, victime depuis le 25 juillet 2021 d’une adhésion peu consciente et peu réflechie. Le demos (peuple) ne peut se démettre impunément, ni se dessaisir totalement de son être, de son essence, au profit du cratos (pouvoir) qui s’est imposé à lui par la force, car ce peuple est lui-même le cratos

Le néo-cynisme a ses limites. Un peuple ne peut à la fois s’en remettre à un sauveur et vouloir préserver sa liberté, surtout si le « sauveur » s’est avéré le responsable de son immersion. On risque dans ce cas de perdre et le salut du peuple et la liberté des individus. Le néo-cynisme a bien un prix.

 

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Hatem M'rad