Point de vue – Tunisie. Ben Ali n’a jamais été bourguibien

 Point de vue – Tunisie. Ben Ali n’a jamais été bourguibien

Le président Habib Bourguiba serrant la main à Zine El-Abidine Ben Ali, patron de la Sûreté nationale, le 01/01/1986, quelques mois avant sa nomination en tant ministre de l’Intérieur au sein du gouvernement de Rachid Sfar (C). © AFP

Les partisans de l’ordre, souvent pro-Ben Ali, continuent de faire l’amalgame Ben Ali – Bourguiba en vue de dissimuler les vices du benalisme par l’aura bourguibienne.

 

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Pourquoi s’obstinerait-on depuis la révolution à forcer l’identité Ben Ali-Bourguiba ? Pourquoi émettrait-on l’idée selon laquelle le partisan de Ben Ali, celui du passé, comme celui d’aujourd’hui, est un bourguibien invétéré et un destourien de pure souche ? La question mérite d’être posée à l’heure où tant les partisans de l’ancien régime que les déçus (ou les « puristes ») de la révolution, nostalgiques d’un ordre « béat » et « heureux », ne cessent de défendre cet amalgame à la faveur du chaos politique ambiant et de l’appauvrissement général et réel, du pays. 

Il est vrai que tant Bourguiba que Ben Ali ont accédé au pouvoir à la suite d’un coup de force (en 1957 pour l’un et en 1987 pour l’autre), comme ils l’ont quitté aussi à la suite d’un coup de force subi cette fois-ci par eux (en 1957 pour l’un, en 2011 pour l’autre), bien qu’ils soient tous les deux d’inégale légitimité populaire. Il est non moins vrai que l’autoritarisme a été globalement un trait commun qui a scellé les destinées de l’un comme de l’autre. Mais tout sépare Bourguiba le civil (d’avant le naufrage de la vieillesse) de Ben Ali le militaire (durant tout un règne). Le « destourisme » même, tel que fondé et conçu par Bourguiba, n’a jamais constitué un quelconque dénominateur commun unissant l’un à l’autre, ni la politique des étapes de ce dernier, ni le caractère civil de l’Etat. Ben Ali est un usurpateur, un faux-héritier de Bourguiba. Désigné par Bourguiba chef de gouvernement, il a fini par le déloger du pouvoir, l’emprisonner, en faisant semblant par la suite de reprendre son héritage et ses acquis. Il ne s’est pas privé pour autant de changer le nom du parti destourien et de révoquer les hommes qui le dirigeaient. 

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Bourguiba est certes un autocrate, imbu de sa gloire personnelle, mais un « honnête homme », un visionnaire, qui a reçu une formation politique, lu les grandes œuvres politiques, qui s’intéressait aux enseignements de l’histoire, et croyait dur comme fer à son destin de père et bâtisseur de la nation, jusqu’au délire, il est vrai. Il connaissait trop bien l’histoire profonde du pays et du monde arabo-musulman, le profil culturel et psychologique, les préjugés et les faiblesses de ses compatriotes grâce à sa culture, son militantisme et son travail de terrain. Un zaïm décisionniste et réformiste, réaliste et prudent, qui croyait avec beaucoup de conviction au progrès, à la raison, à la modernité et à l’œuvre de civilisation. Au surplus, Bourguiba sait ce qu’action politique veut dire. Il a « la vocation de la politique », comme aurait dit Max Weber. 

En comparaison, Ben Ali est un zoufri, parvenu, cupide, corrompu, aux mœurs dissolues. Il est terre à terre, inculte, bassement hobbésien, hanté par l’ordre et la sécurité, de par sa formation militaire, qui a déteint sur sa nature suspicieuse et sur ses futilités politiques. Un ordre qui a fini, comme il était attendu, par créer un pouvoir léviathanesque, policier et corrompu, qui, ajouté à la rapacité de ses proches, a fini par engloutir la moitié du PNB du pays. La menace islamiste est certes créée par le bourguibisme, mais c’est le benalisme qui a fait des concessions sociales grossières aux islamistes, prix de la « paix sociale » et de leur retour par la grande porte. Cette menace, si elle était surtout néfaste à la civilité de l’Etat pour Bourguiba, était pour Ben Ali une menace à l’ordre militaro-public et à ses « acquis » illégitimes à la tête de l’Etat. Cette menace islamiste sera en tout cas, dans le discours officiel, le prétexte majeur de la dictature permanente de l’Etat policier. Bourguiba était soucieux, non pas d’ordre proprement dit ou d’uniformité esthétique, comme Ben Ali, mais plutôt d’unité politique et sociale, seule à même de prémunir le pays contre la division, le déchirement, le retour au tribalisme et les menaces étrangères. C’est pour lui l’Etat qui doit être fort, et non la société outrancièrement abrutie et assujettie par un verrouillage systématique. Même si, là aussi, Bourguiba n’a pas non plus lésiné en la matière, loin s’en faut. 

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Dans ce sens, le parti unique de Bourguiba et sa présidence à vie ont été relativement, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, de caractère plus « libéral », concédant de véritables ballons d’oxygène à ses adversaires (parti communiste, UGTT, LTDH, MDS et autre résistance oppositionnelle réelle, nouveaux médias non inféodés, etc.), que le faux pluralisme, surveillé et autoritaire, de Ben Ali, qui était, lui, de type anti-libéral (comme le folklore pluraliste au Parlement ou l’embrigadement de certains partis d’opposition). Les 23 ans de règne de Ben Ali ressemblent fort à une gestion d’affaires courantes, sans haute voltige, malgré la stabilité ou l’immobilisme social, qui pouvaient supposer le contraire ou justifier un réformisme spectaculaire. Ben Ali savait que seule l’économie, les conventions collectives et les augmentations salariales progressives pouvaient légitimer son pouvoir dictatorial, pas la « haute politique », inexistante dans son répertoire personnel. En somme, l’art du bourrage du ventre, en vogue dans beaucoup de pays en voie de développement, faisait bien l’affaire. Aucune réforme fondamentale  ne pouvait trouver grâce à ses yeux. Il n’avait en effet aucune grande vision politique, ses « capacités » ne l’inclinaient qu’à la « petite politique ». Il gouvernait au jour le jour, en se laissant conduire par des tâches quotidiennes, souvent démagogiques (le fonds de solidarité 26/26), confiées à des collaborateurs compétents. Il tenait le pays par les rapports de renseignement, la persécution des opposants et la désinformation droit-de-l’hommiste, qui revalorisait la « bonne image » du pays, en monnayant des mercenaires hautement rétribués.

Au final, l’amalgame Ben Ali-Bourguiba, vulgaire et de mauvais aloi, ne tient pas la route, comme voudrait le faire croire la vulgate politique servie par les nouveaux bénalistes post-révolutionnaires, celle qui prévaut aussi dans l’opposition du jour. Bourguiba a somnolé 23 ans durant chez les benalistes, il se réveille tardivement aujourd’hui, juste pour se démarquer d’une « révolution confisquée » ou d’une démocratisation manipulée ou d’un coup de force anticonstitutionnel. Le coup d’Etat de Saied, sa confiscation des pouvoirs de l’Etat devraient pourtant rappeler les « beaux jours » de Ben Ali, adepte du droit de musellement. Mais évitons la fausse identité. Bourguiba appartient à tout le monde, Ben Ali n’appartient qu’à ses propres partisans.

 

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Hatem M'rad