Point de vue – Tunisie. Définir le « coup » de Saied

 Point de vue – Tunisie. Définir le « coup » de Saied

ANIS MILI / AFP

Longuement débattu dans les médias par les observateurs, comment peut-on définir le « coup » de Kais Saied du 25 juillet, coup d’Etat ou autre chose ? Essayons d’y voir clair.

 

La Tunisie a connu le « coup d’Etat républicain » de Bourguiba de 1957 à l’encontre de la monarchie, en pleine Assemblée constituante ; puis, le « coup d’Etat médical » de Ben Ali contre Bourguiba, vieilli, malade et inconscient. On s’interroge aujourd’hui sur la nature du « coup » de Kais Saied du 25 juillet, après que les observateurs en ont beaucoup débattu depuis plus d’une année. Les uns l’ont considéré comme un « coup d’Etat », d’autres comme un « coup de force », d’autres comme un « coup d’Etat constitutionnel » ou un « putsch »; certains l’ont même tenu pour une « délivrance » (des islamistes). Qu’en est-il ?

A la veille des révolutions du XVIIIe siècle, le « coup d’Etat » n’était pas si mal vu qu’aujourd’hui. On le considérait comme un acte de violence illégal, certes, mais bénéfique à l’Etat et au Prince. Les gouvernements ou les princes y recourent, tranchent dans le vif, pour le salut de l’Etat. A l’époque, le « coup d’Etat » n’était pas considéré comme une insurrection, ou comme un désordre de nature à faire vaciller le bon fonctionnement de l’Etat. Mais, au contraire, il était une réaction contre le désordre. (A. M. Salem, Les coups d’Etat en Mauritanie. 1978-2008, Thèse de doctorat, FDSPT, Université al-Manar, p.17 et ss.). Le coup d’Etat était le fait du prince, qui cherchait selon le modèle machiavélien, à garder son pouvoir contre toute tentation ou complot éventuel de la part de ses ennemis (alors que de nos jours, c’est le chef de l’exécutif, qu’on cherche à détrôner, qui devient la cible des coups d’Etat). Ainsi, ce coup d’Etat du prince était une réaction contre les risques de sa propre mise à l’écart. Il était un moyen de restaurer l’ordre contre le trouble, un « coup de sa majesté ».

A l’époque de la Révolution française, le coup d’Etat va perdre sa signification positive, favorable à l’ordre majestueux. L’acte n’est plus si légitime, si extraordinaire, si nécessaire. Il incarne désormais le désordre (et non plus l’ordre) et l’illégitimité (la violence et l’extraordinaireté ne sont plus admises dans la nouvelle moralité politique) (R. Nigro, « Quelques considérations sur la fonction et la théorie du coup d’Etat », Revue René Descartes, vol.1, n°77, 2013, p.73). La Révolution française change l’ordre des choses, de par les nouvelles légitimités du jour. Si la Révolution vient légitimement d’en bas, le coup d’Etat provient illégitimement d’en haut, des gouvernants despotiques, de l’appareil de l’Etat, chose constituant un abus malsain. Le pouvoir est désormais le mal, par ses tentations absolutistes, le peuple a profité pour subtiliser la souveraineté au prince.

A l’époque moderne, ce sont des politologues, notamment américains, comme C.L. Thyne et J.M. Powell, qui ont tenté de définir ce qu’est un « coup d’Etat » («Coup d’Etat ou coup d’Autocracy ? How Coups Impact Democratization, 1950-2008 », in Foreign Policy Analysis, 2014, p.4-5). D’après eux, il y a trois critères qui permettent de cerner le concept de « coup d’Etat ». D’abord, le coup, la déposition, doit viser le chef de l’exécutif ; ensuite, les meneurs ou les auteurs des coups doivent par définition appartenir à l’élite intégrée à l’appareil de l’Etat ou relevant de l’armée, des groupes qui jouissent déjà de statuts privilégiés dans les hautes sphères politiques de l’Etat ; enfin, les tactiques et les moyens utilisés (violence, meurtres, armes, etc.) doivent être illégaux ou inconstitutionnels.

Si on applique ces critères modernes rigoureux en usage en science politique au « coup » de Saied, il ressort, qu’à strictement parler, et sur le plan scientifique, le 25 juillet n’est pas un « coup d’Etat ». Si, en effet, les deux dernières conditions sont remplies (moyens illégaux d’une part et auteurs civils et militaires relevant de l’Etat d’autre part), le premier critère (déposition du chef de l’exécutif) est plus problématique dans le cas d’espèce, il ne permet pas de qualifier le coup saiedien de « coup d’Etat ». Certes Kais Saied partage le pouvoir exécutif avec le gouvernement dans une formule dyarchique dans un Etat parlementaire (art. 71 constitution 2014), mais il est le chef de l’Etat, symbole de son unité, de son indépendance, de sa continuité, tout en veillant au respect de la Constitution (art.72 de la même Constitution). Cela veut dire qu’il a la précédence formelle et symbolique, et parfois effective, sur le chef de gouvernement, du fait qu’il est le chef de l’Etat. Et même s’il ne l’avait pas, et s’il n’avait pas de pouvoirs si étendus, il est un des chefs de l’exécutif. Or si Ben Ali a fait un coup d’Etat contre Bourguiba, chef de l’Etat et de l’Exécutif, Kais Saied ne peut faire un coup d’Etat contre lui-même, en tant que chef de l’Exécutif. Sauf à faire revenir Saied à la signification du coup d’Etat comme acte de l’Etat ou du prince du XVIIe siècle ou de la période de la Révolution française, où le coup d’Etat était le coup de l’Etat, au sens machiavélien du terme, tendant à protéger l’Etat menacé par les désordres.

Mais, on peut considérer que Kais Saied est parvenu de fait à un coup d’Etat sur le plan des moyens et des résultats. Il a aboli l’ancien ordre juridique et politique au profit d’un nouvel « Etat total » issu de sa propre vision, confisqué progressivement tous les pouvoirs de l’Etat, fait passer unilatéralement, sans concertation aucune le système politique du parlementaire au présidentiel, aboli une Constitution démocratique, en la remplaçant par sa propre Constitution.

En réalité, sous l’angle de la science politique le coup de Saied est un coup intermédiaire entre le « coup d’autocratie » (C.L. Thyne et J.M. Powell), par les pleins pouvoirs qu’il s’est octroyés, puisqu’un critère important manque en l’espèce (déposition du chef de l’exécutif) et le « coup d’Etat », puisque, en pratique, les résultats atteints par Saied pendant et après le 25 juillet l’identifient incontestablement au « coup d’Etat ». De fait, ici, on peut difficilement entrevoir une quelconque distinction entre coup d’Etat, coup de force et acte autocratique. Un seul homme au pouvoir, bien qu’élu, mais n’ayant reçu aucune délégation ou procuration populaire pour bouleverser l’ordre juridique et politique légitime (aussi confus soit-il) s’est auto-investi pour imposer par la force, de manière non constitutionnelle et non démocratique, un nouvel ordre politique. On est dans la sphère du coup d’Etat par les effets. Saied utilise d’ailleurs souvent l’expression « Al bina’ al-jadid » ou « etta’sis al-jadid » (nouvelle édification, nouvel ordre).

Donc, conceptuellement et sur le plan de la rigueur scientifique, le « coup » du Président Saied est un entre-deux, qui se situe entre le « coup d’autocratie » et le « coup d’Etat ». Mais en pratique, dans le cas d’espèce tunisien, on ne voit pas de différence entre ces deux « coups ». Les conséquences de l’acte et ses résultats penchent en faveur du coup d’Etat. Le coup d’Etat est en démocratie (et la Tunisie était dans un processus de transition démocratique) un changement extra-légal, antithétique de la démocratie, qui, elle, ne reconnaît d’autre légitimité que celle de l’urne, du suffrage, du pluralisme d’opinion, du contrôle des gouvernés sur les gouvernants, du consensus et du compromis, même si certains de ces éléments étaient défectueux dans un passé récent.

 

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Hatem M'rad