Point de vue – Tunisie. Essebsi et Bourguiba

 Point de vue – Tunisie. Essebsi et Bourguiba

© AFP

Les hommes politiques, les bourguibistes et même l’opinion  établissent souvent des comparaisons de type partisan entre Essebsi et Bourguiba, moins pour ressortir les spécificités de l’action de l’un et de l’autre que pour mettre en valeur ce dernier au détriment du premier. Qu’en est-il ?

 

On compare souvent les Présidents Essebsi et Bourguiba, à travers leurs discours, attitudes et actions respectifs. Essebsi est un des bourguibistes de la première heure, un de ceux qui ont, en tout cas, été étroitement associés au pouvoir de Bourguiba, pour s’en démarquer par la suite, pour incompatibilité politique. Essebsi est resté fondamentalement subjugué par l’aura de Bourguiba, son inspirateur, dont il n’a jamais manqué de relever les mérites historiques et l’art politique.

 

Ce sont généralement les partisans de Bourguiba, destouriens ou post-destouriens, qui comparent les deux hommes, spécialement dans l’intention de donner le pas à l’inspirateur sur l’inspiré, et surtout de rabaisser les mérites d’Essebsi. Ils reprochent à celui-ci, outre l’échec de son mandat, d’avoir fait alliance avec les islamistes, alors que, prédisent-ils, Bourguiba n’aurait jamais fait une telle alliance contre-nature, du moins dans l’histoire-fiction.

 

Les défenseurs de l’orthodoxie bourguibienne, comme les membres du Parti Destourien Libre de Abir Moussi, le disent sans fard. La ligne de ce parti se démarque d’ailleurs nettement de l’ensemble des autres partis politiques qui se revendiquent du Destour ou de l’école bourguibienne, notamment par son intransigeance et son refus de collaborer avec les gouvernements laïcs ou islamistes issus de la révolution. Ce parti rejette la Révolution et la transition en bloc. Abir Moussi prophétisait, il y a quelques mois, que Bourguiba n’aurait pas fait d’alliance avec les islamistes. Le Parti destourien Libre, qui rejette l’action du faux destourien Essebsi, est resté, lui, à ses dires, l’expression de « la révolution destourienne (conduite par le leader Bourguiba) contre tous les déviants qui ont fait que la Tunisie devienne un pays pauvre ».

 

Mais, Abir Moussi n’est pas la seule à faire ces reproches à Essebsi. Beaucoup de démocrates et modernistes, surtout des femmes, sont également convaincus que Bourguiba, libéral, progressiste, partisan de l’Etat civil et moderne, n’aurait pas fait d’alliance avec les islamistes. Cela ne lui ressemble pas. C’est « écrit » dans l’histoire, la leur.

 

Ces jours-ci encore, Mériem Bourguiba Laouiti, la petite fille de Bourguiba et membre dirigeant du parti Afek Tounès, un parti libéral aujourd’hui dans l’opposition, est allée dans le même sens dans une déclaration faite au site « Hakaek Online ». Le bourguibisme du président Essebsi n’est pas du bourguibisme, considère-t-elle. Ce bourguibisme est en quelque sorte de type utilitaire pour un homme de pouvoir comme Essebsi. Une sorte de bourguibisme-fonds de commerce. Bourguiba est un homme de réformes profondes, mais Essebsi n’a pas fait de réformes profondes. Son programme politique était bourguibiste dans sa campagne électorale en 2014, mais son gouvernement a tourné le dos à ce programme dans son action. « Je pense, dit-elle, qu’il a utilisé le bourguibisme pour gagner les élections présidentielles. Les médias l’ont aidé en faisant de lui une figure du bourguibisme. Et il a réussi sa campagne de communication sur ce thème, ce qui lui a permis d’accéder au palais de Carthage ». Surtout, elle a estimé que si son grand-père était encore vivant et au pouvoir, il n’aurait pas établi un compromis avec Ennahdha, il avait une vision opposée au parti islamiste, qui d’ailleurs ne cesse de menacer le modèle sociétal bourguibiste.

 

Ces critiques et rejets de la personne et de l’action de Béji Caïd Essebsi, qui ont une part de vérité, méritent toutefois d’être nuancés et rectifiés, pour ne pas tomber dans le déni ou dans la subjectivité de l’adversité partisane. Le président Essebsi est bien un bourguibiste de formation et de conviction, dans la pensée et dans l’action. Il suffit de voir son parcours, de lire son livre témoignage sur Bourguiba et de relever son style et son discours depuis la transition. L’ombre de Bourguiba est bien là, quoiqu’on en pense. La différence, c’est que contrairement à Bourguiba, il s’est converti par la suite dans les années 80 à la démocratie, avec le groupe des « libéraux » du PSD, dans un système qui a continué à tourner autour du parti unique et de la présidence à vie.

 

Bourguiba et Essebsi sont fondamentalement libéraux, modernistes, laïcs et pragmatiques. Mais, Bourguiba est un homme réaliste et un pragmatique dans un système politique monolithique. Essebsi est, lui, un réaliste, qui évolue dans un contexte démocratique, pluraliste, et révolutionnaire. Bourguiba a créé un régime présidentialiste fait sur mesure; Essebsi se trouve bien ficelé par un régime dit parlementaire fait par des adversaires mal intentionnés. Bourguiba n’a jamais connu l’adversité politique ordinaire, celle des systèmes concurrentiels où l’adversité est omniprésente. Il vivait dans le refuge de l’unité ou de l’unicité. C’est pourtant, pour un homme politique, dans la concurrence et l’adversité qu’il importe de démontrer réellement tout son art et toutes ses subtilités politiques. Le monolithisme est facile pour le gouvernement des cités. Le parti unique et le chef tiennent tout en main, ceux qui dérangent sont embastillés. Pas le pluralisme, plus compliqué, où compromis et arrangements n’en sont pas absents.

 

Certes, Bourguiba a connu trois types d’adversité: une adversité contre le colonisateur, une adversité contre le youssefisme au sein de son propre parti, et une adversité contre les islamistes, avec une stratégie de répression. Mais, ces adversités se situaient dans un cadre colonial, puis autoritaire. Non démocrate de conviction, monopolisant le pouvoir, « le combattant suprême » n’a jamais connu la véritable adversité politique, celle qui est ancrée dans la compétition démocratique, ni la popularité de l’urne, ni des contre-pouvoirs politique réels, ni une presse audacieuse, ni une société civile indépendante, ni des grèves et contestations à répétition. C’est à cette adversité là qu’Essebsi a été confronté durant la transition, pas Bourguiba, qui était privilégié, retiré dans sa tour d’ivoire, certain de garder son pouvoir jusqu’à la fin de son destin, avec la bienveillance de son parti, sa milice et ses forces de sécurité. Bourguiba n’affrontait pas ses adversaires sur un plan politique, comme le suppose la démocratie, il les réprimait. Même l’UGTT y est passée, tout comme la presse.

 

Bourguiba n’aurait jamais fait d’alliance avec les islamistes, dit-on avec beaucoup de certitude. Qu’est-ce qu’on en sait ? Lui qui croyait à l’Etat, à la nation, à la stabilité, à l’unité, il aurait pu conclure une trêve ou une coalition avec les islamistes, s’il avait vécu la même situation politique, pour préserver justement l’Etat ou la nation de l’aventurisme qui l’horrifiait. L’action politique n’est ni toujours esthétique, ni linéaire. Les gouvernants font souvent la politique qui leur est dictée par les contraintes du jour, surtout dans une phase de transition, où les majorités sont éphémères et fluctuantes. Bourguiba est un réaliste, ne l’oublions pas. Il croit à la politique des étapes et aux rapports de force. S’il avait vécu dans un contexte pluraliste et concurrentiel dans lequel les rapports de force ne lui étaient pas favorables par rapport aux islamistes, il aurait pu conclure un accord avec ces derniers, choisir de reculer avec eux pour mieux rebondir sans eux par la suite et faire son clash historique habituel. N’a-t-il pas plusieurs fois cédé à la France avant de s’en affranchir lorsque la conjoncture lui était devenue favorable, alors qu’il combattait l’entêtement idéologique et politique de Salah Ben Youssef ?

 

C’est vrai que Bourguiba était un homme audacieux et lucide. Il savait faire des ruptures historiques en s’opposant à tout le monde, anticiper des politiques à long terme, incomprises dans l’immédiat par ses contemporains, qui finissent par l’usure du temps par s’y reconnaître ou par s’en accommoder. Alors qu’Essebsi, visiblement gêné d’être un homme du passé dans un système révolutionnaire nouveau, rajeuni, compliqué par une transition confuse dans un nouveau paysage politique éclaté, était peu enclin à l’audace et au coup d’éclat. Il n’en a pas les moyens politiques. Car, tout le monde a acquis un droit de regard sur le pouvoir dans une révolution faite par la société et non par les politiques, dans une transition condamnée par essence à être réconciliatrice. Essebsi a eu le mérite, comme Bourguiba, de paraître comme un fédérateur avant comme après 2014, mais un fédérateur éphémère, qui a fini par être partial avec ses proches, qui avait du mal, entre sa propre famille, son parti et l’Etat, de faire la part des choses, de tenir tout cela d’une main de fer et de faire une place aux démocrates authentiques. L’âge, qui attendrit, y est peut-être pour quelque chose. Bourguiba lui-même s’est fait piéger par la vieillesse.

 

Un homme de pouvoir cherche d’abord à gouverner. La France partie, Bourguiba est resté le seul maître à bord, le seul courant, la seule option, le seul dogme, ou presque, dans un pays à reconstruire. Le dictateur parti, la transition clôturée, Essebsi une fois élu, était forcé de composer avec tout un monde souterrain, qui a émergé soudainement avec des revendications urgentes : contestataires, grévistes, partis, islamisme, syndicats, opposants révolutionnaires, médias, corruption, lobbies et réseaux, forces de l’argent.

 

Tout le monde a vu ce qu’Essebsi a fait, avec ses mérites et ses démérites, mais personne ne pouvait dire ce que Bourguiba aurait fait dans ce nouveau monde. Un nouveau monde qui aurait pu le balayer, lui aussi.

 

Hatem M'rad