Point de vue / Tunisie. Les véritables révolutions sont silencieuses

 Point de vue / Tunisie. Les véritables révolutions sont silencieuses

L’interprétation orthodoxe et rigide du texte sacré par le président tunisien sur la question de l’égalité successorale entre hommes et femmes doit être relativisée. Elle n’arrêtera pas la poursuite en Tunisie de l’œuvre réformatrice entamée depuis le XIXe siècle.

 

La Tunisie n’est ni une théocratie, ni un califat. On le savait bien depuis l’indépendance. Elle est une République semi-sécularisée, plus ou moins rationalisée, plus ou moins traditionaliste. Le Code de Statut Personnel de 1956, blasphématoire pour les théologiens conservateurs de l’époque, a été considéré comme sa « constitution civile », comme l’a dit Yadh Ben Achour, même si la religion était respectée. L’abolition de la répudiation, la liberté de choix du mari par la femme et l’interdiction de la polygamie étaient à elles seules une révolution sociale par le droit. Aujourd’hui les attentes des femmes, ainsi que des progressistes en général, hommes et femmes, sont plus pressantes. Elles enjoignent aux autorités de poursuivre l’œuvre réformatrice du XIXe et du XXe siècle pour adapter l’ordre social tunisien au nouvel ordre politique et aux exigences de la révolution. L’inégalité d’héritage est considérée comme l’obstacle majeur à la liberté des femmes, ainsi qu’à leurs droits économiques et sociaux. Comme l’égalité d’héritage est devenue le nouveau symbole de la lutte des femmes libres et démocrates, leur permettant d’entrer dans la phase II de leur statut social. Il n’y a pas de demi-citoyenneté.

Dans sa conception libérale de la femme, Bourguiba partait d’un constat historique. Il a reconnu dans un de ses discours que la femme « a commencé à forcer le respect d’autrui et à imposer sa présence, depuis qu’elle a administré la preuve de sa compétence dans le mouvement national, en acceptant de bon cœur de subir les affres de la prison autant que l’homme, de braver les balles ennemies et de tomber en martyr aux champs d’honneur ». Un peu comme la France a reconnu le droit de vote des femmes après la deuxième guerre mondiale en reconnaissance du travail qu’elles ont accompli, alors que les hommes étaient au front. Bourguiba ajoute en 1965 : « J’ai déjà eu conscience depuis plus de trente-cinq ans de l’émancipation de la femme, de la nécessité de la sortir de l’obscurantisme pour en faire un élément vivant dans la nation. Dans mon esprit, il s’agissait de lui assurer, en même temps que les conditions du bonheur et de la joie de vivre, la possibilité de devenir un important facteur de l’évolution et du progrès ». Une année plus tard, il rappelle qu’il ne s’agissait pas seulement pour lui de l’évolution de la femme, mais « de l’ensemble de la société, car le progrès de la femme était lié à celui de l’homme et le progrès de l’homme à celui des structures sociales ». La femme est en quelque sorte la boucle du progrès social.

Bourguiba s’est autorisé alors en toute logique, après l’indépendance, avec l’appui de certains théologiens de la Zitouna, de remédier au statut des femmes en société, notamment en interprétant audacieusement la sourate « Les Femmes », IV, en considérant que le traitement équitable de quatre épouses est une impossibilité de fait pour l’homme, tant sur le plan physique que matériel. Il en sort l’interdiction de la polygamie, le refus du choix imposé du mari par la femme, l’interdiction de la répudiation. Mais Bourguiba n’a pu aller plus loin en franchissant le seuil de l’égalité en matière d’héritage entre les hommes et les femmes, parce qu’il existe des versets coraniques qui s’opposent explicitement à cette égalité, à la grande joie des orthodoxes, et parce qu’il n’avait plus ici l’appui des conservateurs de l’islam, qui ont d’ailleurs traité Bourguiba de « mécréant », comme ils se sont attaqués violemment dans le passé à Tahar Haddad, en le traitant de « renégat et hérétique ». La popularité exceptionnelle, le charisme moderniste et éclairé et la légitimité historique du zaïm ne lui ont visiblement pas suffi à y aller jusqu’au bout. Bourguiba est de tempérament pragmatique. Il avait besoin d’unité nationale, notamment contre les agitateurs youssefistes, actifs justement dans les régions conservatrices. Il ne voulait pas encore perdre l’appui des conservateurs religieux. Il n’ignorait pas que le sens du compromis permet de faire évoluer l’ordre social dans le détail sans le compromettre globalement, sans trop le brusquer. Même si la brusquerie a eu lieu, elle était calculée. La femme est pour lui la meilleure manière de changer la société, de transformer la société patriarcale, de rendre la souveraineté non exclusivement masculine, et d’établir le progrès social réel et profond.

La révolution et la nouvelle Constitution de 2014 confirment l’état institutionnel et normatif post-indépendance et le précisent. L’islam n’est pas la religion de l’Etat, mais des Tunisiens ; la chariâ n’est pas la source de la loi comme en Iran ou en Arabie Saoudite, ou même en Egypte et d’autres pays arabes (à l’exception de la question de l’héritage). On a admis le principe démocratique, le caractère civil de l’Etat, la liberté de croyance et de conscience, et on a rejeté la criminalisation de l’atteinte au sacré. Sous la présidence Essebsi, on a abrogé la circulaire de 1973 qui interdisait à une Tunisienne d’épouser un non musulman, une réelle avancée dans le monde musulman. La femme peut épouser l’homme de son choix sans critère de religion. Chose que Bourguiba lui-même n’a pas eu le courage de faire à l’époque.

On le sait, sur la question d’égalité d’héritage, le problème reste encore difficile et compliqué. Deux interprétations opposées du texte sacré se font face : l’une est littérale et textuelle ; l’autre, plus libérale, est en rapport avec les « Maqasid » flexibles de l’islam. En outre, les forces sociales et politiques soutenant ces deux interprétations opposées du texte coranique sont égales. Celles qui sont favorables à l’inégalité d’héritage entre les hommes et les femmes au motif qu’on ne peut modifier la volonté ou la « loi » de Dieu ; et celles qui sont favorables à l’égalité en la matière au motif des droits de l’homme, des libertés individuelles, et même de la liberté de conscience et de croyance (si l’Etat est neutre, pourquoi voudrait-on imposer la loi religieuse aux citoyens sous une Constitution civile?). Il y a autant de conservateurs (même jeunes) que de progressistes et modernistes. Certains modernistes mêmes s’accommodent à l’inégalité d’héritage, et la soutiennent, lorsqu’elle n’entre pas en conflit avec leurs intérêts privés.

Toutefois, en matière d’égalité successorale, on peut penser que certaines résistances sont en train d’être fissurées. La Cour de cassation est elle-même divisée en la matière. En 2016, elle a rendu des décisions permettant la succession indépendamment de la religion, puisqu’un mari non musulman peut hériter de sa femme musulmane et inversement.

Il faut dire que le sociétal, contrairement au politique qui évolue par à-coups, progresse lentement, surtout en terre arabo-musulmane, civilisation contemplative. Les réformes fondamentales, historiques et durables, survolent le moment politique, souvent court. C’est ce qui fait que la Tunisie peut paraître politiquement ouverte, mais socialement et moralement encore fermée. Mais ce sont les transformations sociétales qui constituent souvent les vraies révolutions, même si elles ne sont ni les plus visibles, ni les plus spectaculaires. Les révolutions religieuses et culturelles, sont peu voyantes, silencieuses, parce qu’elles prennent du temps. Elles n’en sont pas moins capitales, comme marque de progrès social. La Tunisie est en train de vivre ce moment après le coup d’éclat de la révolution. La révolution culturelle est ainsi autrement plus importante que la révolution politique. Depuis la moitié du XIXe siècle, la Tunisie a connu des réformes progressistes et progressives, sans secousses, tant sociétales que politiques, qui ont modifié inconsciemment, mais sensiblement, sa physionomie sociale et historique en dépit du conservatisme religieux. Elles sont nombreuses : interdiction de l’esclavage, roman moderne, influence des Lumières, Collège Sadiki, Ahd al-Aman, Constitution de 1861, littérature libérale, liberté des femmes, éducation moderne, ouverture à la science et au progrès. Chacune de ces réformes est une petite révolution qui, en s’accumulant avec les autres, ont fini par produire une grande révolution en 2014.

C’est vrai que Bourguiba, Essebsi, et même Marzouki, ont une longueur d’avance sur Kais Saïed sur la question des femmes et du progrès social. Le nouveau président est déroutant. Il est à la fois révolutionnaire (slogan « Echaâb yurid », rupture avec l’ancien régime, hostilité aux islamistes) et contre-révolutionnaire (partisan de l’inégalité d’héritage, moraliste rigide, conservateur, interprétation orthodoxe et masculine de l’islam). Il est aujourd’hui, sur ce plan, rejeté par les femmes modernistes, habituées aux dirigeants laïcs progressistes, choquées par son refus de l’égalité en matière successorale dans son dernier discours célébrant pourtant la fête des femmes et du CSP et par l’aspect sexiste et masculin de l’islam et de la souveraineté politique elle-même dont il se réclame, lui, le constitutionnaliste.

Malgré tout, ce qui est essentiel à mon avis, est que, en Tunisie, nous sommes en train d’apprendre à débattre de ces questions religieuses et sociétales sensibles et difficiles, à ouvrir largement le débat public, à supprimer de proche en proche les tabous inhibitoires (sur la drogue, le sacré, l’homosexualité, le viol, la sexualité, les interdits religieux, l’héritage). On en parle dans les débats politiques et institutionnels, dans les médias et les réseaux sociaux, comme dans les rencontres intellectuelles et académiques ou au sein des familles et dans les cercles amicaux.

On a vu l’effet de ces débats après 2011. Les faits démontrent que les islamistes sont en train de changer, même s’ils continuent à rêver en secret la chariâ et le califat, même s’ils font montre souvent de leur orthodoxie sur les questions sociétales et religieuses. Ils acceptent la démocratie, parce qu’ils n’ont plus le choix. C’est un fait abouti. De même, les Tunisiens conservateurs pourront à leur tour, et par la force des choses, accepter ce débat public et libre, puisque la violence est prohibée, tenir compte des arguments non religieux, plus rationnels, des modernistes, jusqu’à ce que la conjoncture politique, institutionnelle, sociale et culturelle parvienne à atteindre un nouveau jalon sur la question.

Nul doute que les révolutions silencieuses sont les plus perceptibles, même s’il faut aussi parfois bousculer l’ordre établi au moment propice.

Hatem M'rad