Point de vue. L’inculture du compromis en France

 Point de vue. L’inculture du compromis en France

Bonaparte, Thiers, de Mac-Mahon, Grévy, Carnot, Casimir-Périer, Faure, Loubet, Fallières, Poincaré, Deschanel, Millerand, Doumergue, Doumer, Lebrun, Auriol, Coty, de Gaulle, Pompidou, d’Estaing, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron. DSK / AFP

La France politique n’a pas historiquement le sens du compromis. Sans doute une autre « révolution » à faire sur ce plan, exigée par les temps présents.

On n’imagine pas ce pays « révolutionnaire », sur-politisé et agité qu’est la France, séparant de manière radicale les ordres sociaux au sortir du moyen âge, puis inventeur du schisme idéologique droite-gauche, baigner dans une culture de compromis et d’arrangements politiques sereins entre adversaires, voire « ennemis » idéologiques. Même les gouvernements de coalition, au cas où le parti majoritaire ne dispose pas de la majorité absolue, et contrairement aux cas allemands ou scandinaves, sont habituellement constitués au sein des mêmes familles politiques, de droite ou de gauche, et non entre ces deux blocs idéologiques ennemis, attiédis pourtant depuis quelques décennies, et notamment depuis la désagrégation communiste. Pays de révolution, la France est appelée sans doute à faire une autre « révolution », celle du compromis politique et social.

Il est certes arrivé que des présidents français de droite nomment au gouvernement des hommes de gauche modérés, ou inversement que des présidents de droite désignent des personnalités de gauche modérées. Mais on n’a jamais vu de véritables alliances de gouvernement entre la gauche et la droite, lorsque l’une ou l’autre a pu disposer d’une majorité aux élections. Le fait que certains gouvernements de droite ou de gauche étaient souvent chargés de symbolique en rapport avec leur réussite – Front populaire et acquis sociaux, gouvernement gaulliste et stabilité institutionnelle et trente glorieuses – ne facilite pas les choses.

Aussi spectaculaire soit-elle, la cohabitation ne peut à l’évidence être considérée comme une alliance ni comme une forme d’alliance. Elle s’est imposée institutionnellement en France, et tardivement, à la faveur des circonstances politiques. Facilitée par le déroulement successif des deux élections présidentielles et législatives, et par le risque, en cas de dissolution maladroite du Parlement par le président, de faire perdre à celui-ci sa propre majorité au profit de l’autre camp (cas de la dissolution du Parlement par le président Chirac).

Dans la culture politique française, l’alliance entre droite et gauche est dans l’inconscient collectif des peuples, comme dans celui des dirigeants politiques, une forme de « trahison », alimentée par les réminiscences de la Révolution. Les aristocrates, comme les traîtres, sont destinés à l’échafaud. Les contre-révolutionnaires, à la guillotine. La Révolution n’a-t-elle pas guillotiné ses propres promoteurs, tant il est vrai que cette histoire française est passionnée et survoltée. Les Amis ne collaborent pas avec les Ennemis. La politique est manichéenne, comme le bien et le mal. Déjà, dans l’histoire française prérévolutionnaire, les aristocrates et le peuple ne se mélangeaient pas, ne collaboraient pas ensemble, contrairement aux classes sociales en Angleterre à la même époque. C’est d’ailleurs une des raisons expliquant l’économie d’une révolution faite par l’Angleterre et inversement son éclatement en France.

Les présidents français ont souvent obtenu des majorités au Parlement, aussi bien par rapport à leurs partis, que par rapport à leurs majorités politiques. Il est rare que dans la Ve République, un parti puisse avoir à lui seul la majorité absolue. Macron a obtenu exceptionnellement la majorité absolue au Parlement en 2017. On a considéré aujourd’hui aux législatives de 2022 que la perte de sa majorité absolue au Parlement est un semi-échec. Pourtant, la tradition est favorable, non pas à la majorité absolue du parti vainqueur (chose rare), mais à la majorité absolue des coalitions de droite ou de gauche.

Toutefois, les coalitions politiques françaises ne sont pas de véritables compromis, car elles sont ordinairement établies entre même courants idéologiques. Il serait temps que la France se mette à l’heure européenne, en acceptant les compromis élargis aux courants politiques adverses, à la mode allemande. En Allemagne, les partis font de véritables compromis. D’abord, les compromis ne concernent pas la famille politique, mais débordent la sphère idéologique. Les chrétiens démocrates, les libéraux et les socialistes font couramment des compromis ensemble pour le bien du pays et pour la stabilité économique, politique et sociale. La social-démocratie, courant de synthèse de droite et de gauche, entre la liberté et l’équité, le marché et la justice, s’est d’ailleurs épanouie en Allemagne. Ensuite, les compromis en Allemagne sont préétablis par des « contrats de programme » précis, décrivant et déterminant les lois mêmes que la coalition devrait faire voter au Parlement. La culture allemande, plus sociale et plus pragmatique que la culture française, est ainsi plus proche de l’expérience européenne, qui est une véritable fabrique de compromis et de transactions entre (multiples) pays aux intérêts disparates.

Dans la mentalité française, le compromis signifie seulement qu’on doit tenir compte des nouveaux équilibres politiques ou nouveaux rapports de force apparus à la suite des législatives. Il ne signifie pas approfondissement de la démocratie par le consensus, l’entente sociale et la justice, base de la résolution profonde des conflits. Macron a fixé déjà les limites du compromis à établir pour Elizabeth Borne, son prochain cheffe de gouvernement,  à laquelle il a renouvelé sa confiance. Il est prêt à s’allier aux Républicains et communistes, mais il a exclu les extrémistes de droite (RN de Marine Le Pen) et de gauche (La France insoumise), même si par leurs votes, les Français ont conféré une légitimité certaine à ces deux derniers partis, incarnant à eux deux plus du tiers du Parlement. Ces partis, estime Macron, ne se situent pas dans la perspective des partis de gouvernement, mais dans celle des partis de protestation. Par ailleurs, autre inculture de compromis, Macron a fixé lui-même, sans attendre le choix définitif de ses alliés ou sans attendre la négociation avec eux, les lignes rouges de son programme : il ne renoncera pas à la réforme des retraites et n’augmentera « ni les impôts ni la dette ».

Le compromis politique est appelé à s’approfondir en France non seulement en raison des exigences européennes, de plus en plus complexes, mais aussi en rapport avec les valeurs de notre époque, supposant une reconnaissance de plus en plus transversale de la dignité humaine. Notre époque de transparence ne tolère plus l’exclusion. Elle est même censée combattre l’exclusion par l’inclusion. La politique est le champ principal qui donne le ton des compromis à effectuer dans la société.

 

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Hatem M'rad