Qu’est ce qu’une « grande nation de football » ?

 Qu’est ce qu’une « grande nation de football » ?

Coupe du monde de football 2018. Jewel SAMAD / AFP


Toutes les nations qui jouent au football ne sont pas logées à la même enseigne. Comme partout, une hiérarchie existe entre les nations, selon leurs performances régulières ou épisodiques, leur culture footballistique, leurs niveaux techniques, leurs vocations, leurs histoires et surtout leurs titres et trophées, tant à l’échelle des nations qu’à l’échelle des clubs.


Le problème, c’est qu’il n’est pas aisé, dans le monde du football, de déterminer avec précision ce qu’on appelle une « grande nation de football », tant des critères multiples et différents peuvent se croiser et s’entrecroiser, quelques contradictions aussi, même si quelques consensus peuvent transparaître en la matière. Ces grandes nations de football se trouvent géographiquement en Europe et en Amérique Latine.


Pour qualifier une « grande nation de football », faut-il faire prévaloir le critère des titres et du nombre de participation aux demi-finales et finales des compétitions mondiales et continentales des nations et des clubs, celui de la puissance financière déversée au championnat, de la qualité technique et de l’existence de plusieurs grands joueurs et de nombreux  talents dans le pays, de la culture footballistique, de l’effervescence de supporters nombreux dans les matchs de football (championnat et sélection), de la mobilisation médiatique, du nombre des affiliés dans les clubs en proportion du nombre d’habitants, du nombre de joueurs nominés ou détenteurs dans leur histoire du Ballon d’or ou des meilleurs joueurs Fifa?


Normalement, une « grande nation de football » doit l’être, à strictement parler, à la fois à l’échelle des sélections et à l’échelle des clubs. On a tenté ici de faire une distinction entre deux paliers hiérarchiques des grandes nations de football.


Ainsi, en haut de l’échelle, on trouve la bande des cinq : le Brésil, l’Argentine, l’Italie et l’Allemagne, l’Uruguay. Ils le sont certainement dans les deux cas(nation et clubs) en vertu des titres et des statistiques. Ces pays ont le plus de titres dans les compétitions mondiales, continentales pour les sélections nationales, et dans les compétitions continentales pour les clubs, outre que leurs championnats sont performants et attirants, dans lesquels participent un grand nombre de joueurs talentueux, une culture foot et une passion autour de ce sport.


Au niveau des nations de cette première catégorie, le Brésil a remporté 5 fois la Coupe du monde (2 finales perdues), l’Allemagne 4 fois (4 finales perdues), l’Italie 4 fois (2 finales perdues), l’Argentine 2 fois (3 finales perdues), l’Uruguay 2 fois. Pour les coupes des nations continentales, l’Allemagne a remporté 3 fois la Coupe d’Europe des nations (3 finales perdues), l’Italie une fois (2 finales perdues) ; l’Uruguay a remporté 15 fois la Copa America (6 finales perdues), l’Argentine 14 fois (14 finales perdues), le Brésil 8 fois (11 finales perdues). Au niveau des clubs, on retrouve de manière régulière les représentants de ces pays, mais pas tous. Le Conmebol Libertadores (l’équivalent de la Ligue des champions en Amérique Latine)a été remporté 24 fois par les clubs argentins, 17 fois par les clubs brésiliens et 8 fois par des clubs uruguayens. La Ligue des champions en Europe a été remportée 12 fois par des clubs italiens (13 finales perdues) et 7 fois par des clubs allemands (6 finales perdues).Disséquons ce premier niveau.


Le Brésil est incontestablement la « terre sainte du ballon rond », même si le football a été crée en Angleterre. Il n’y a pas une ville, une favela, une rue, une plage du Brésil où l'on ne joue pas au football. Dans l’imaginaire collectif, cette nation est le pays du football par excellence. Les Brésiliens jouent partout et tout le temps au ballon rond. Ce sport est simple et nécessite peu d'investissements. Et de fait, ce sont surtout les pauvres qui le pratiquent avec peu de moyens, essentiellement pour passer le temps. C’est dans ce pays que naissent les grands talents mondiaux. Pour le roi Pelé, l’image de marque du Brésil provient du Mondial : « Le Mondial, disait-il, c'est le tournoi qui a permis au Brésil d'être connu dans le monde. Moi j'ai commencé par un Mondial en 1958 en Suède, quand j'avais 17 ans. Personne ne nous connaissait. Personne, aucun journaliste, n'était venu nous voir. Le Brésil est devenu connu grâce au Mondial », notamment par la technique et l’art footballistique de ses joueurs. Or, elle est systématiquement présente au Mondial où elle parvient souvent au sommet.


L’Allemagne est une grande nation de football et elle entend le rester. Elle est une fabrique de titres, tout comme le Bayern à l’échelle de la Ligue des champions (voir plus haut). Les joueurs allemands sont réputés pour leur puissance physique et pour leur esprit compétitif. On tente aujourd’hui de les orienter vers la technique. Après l'échec de l'Euro 2000, le football allemand s'est remis en question. Ils ont décidé de ne plus miser plus sur le physique, mais depuis 2006 sur un football de possession, en basant la formation de ses jeunes sur la technique. Klinsmann a posé les fondations de ce jeu en sélection, Joachim Löw en a récolté par la suite les fruits. Par ailleurs, après une réforme sur la double-nationalité en 2000 quia instauré une liberté d’option pour les enfants nés en Allemagne de parents étrangers entre 18 et 23 ans, l'équipe d'Allemagne est devenue aussi diverse que la société allemande. Chose qui a amélioré le niveau et la variété du jeu.


L'Italie est aussi une grande nation du football. Une grande culture de football prévaut dans ce pays. L'Italie est performante dans les quatre principales composantes du football : technique, défense, tactique et mentalité. Les joueurs italiens sont sur le plan technique parmi les meilleurs dans le monde (Rivera, Mazzola, Rossi, Baggio, Maldini, Del Piero, Totti). Les entraineurs italiens sont de grands tacticiens très prisés en Europe dans les grands clubs (Sacchi, Lippi, Bearzot, Trapattoni, Maldini, Ancelotti, Capello, Allegri, Conte, la liste est longue). L’Italie a la culture du jeu défensif orientée vers la contre-attaque. « Les Italiens, disait un observateur, n'ont pas la science qui leur permette de gagner un match de football (qui peut la posséder ?), mais ils ont la science de ne pas perdre un match de football quand ils le veulent », notamment grâce à leur armature défensive. On ne peut pas remporter 4 coupes du monde sans être armé sur le plan mental.


L’Argentine est encore dans le premier cercle des nations de football. La supériorité du football argentin est certaine. L’Argentine « exporte » ses joueurs les plus talentueux en Amérique latine et surtout en Europe. Le football est devenu un outil de promotion du pays à l’étranger. Des joueurs exceptionnels, comme Di Stefano, Maradona, Messi  contribuent à alimenter la réputation du football argentin à travers le monde. D’où le grand paradoxe de leur football : pourquoi la sélection a-t-elle remporté si peu de titres mondiaux alors qu’elle a compté dans ses rangs des joueurs d’exception ? Pourquoi un tel décalage entre l’excellent niveau des clubs argentins, reconnu internationalement depuis les années 1920, et le palmarès de l’équipe nationale ? En tout cas, le style de jeu argentin, qui séduit les amateurs de football dans le monde, est le produit du métissage local entre différentes populations d’origine européenne.


L’Uruguay, petit pays de 3,5 millions d’habitants comptant 187.500 licenciés, a été très tôt une « grande nation de football », ce qui est loin d’être le cas d'autres pays européens. Le football a été introduit en Uruguay, plus précisément dans la capitale, Montevideo, dès la fin du 19e siècle par les émigrés anglais. Rapidement, le football est devenu le sport le plus populaire, devançant le cricket et le rugby, les sports populaires de l’époque. Tout comme les pays voisins, en Uruguay, le football est une véritable religion, un sport bien ancré dans la vie culturelle du pays. Historiquement, le football a été un élément important pour la construction de l'identité nationale, et pour l'affirmation de l'Uruguay comme pays à l'échelle internationale. C’est presque un  miracle que le plus petit pays d’Amérique Latine, sur le plan démographique et territorial, soit connu mondialement pour ses exploits au football. 

Cette passion pour le football est transmise aux jeunes et à tous les niveaux de la société. On va au stade en famille. Les supporteurs défilent déguisés, les commerces et les rues se vident pour suivre les matchs à la télévision. Le culte du football provient des exploits de l'équipe nationale uruguayenne, la Céleste. Tout au long de la première moitié du 20e siècle, cette dernière a multiplié les victoires internationales faisant d'elle une des meilleures équipes du monde. A deux reprises, en 1924 et 1928, l’Uruguay gagne les Jeux olympiques. En 1930, elle remporte à domicile la première Coupe du Monde en battant son éternel adversaire, l'Argentine, 4 buts à 2. Cet évènement est encore aujourd'hui la plus grande fierté de toute la nation. Elle remporte sa seconde Coupe du Monde en 1950, s'imposant 2-1 face au Brésil. Toutefois, le gisement de footballeurs uruguayens semble quelque peu tari, par rapport aux années 20, 30 ou 50, contrairement à celui de ses voisins sud-américains, Brésiliens et Argentins. Cela ne veut pas dire pour autant que l’Uruguay ne compte pas quelques bons joueurs, en dehors de Forlan, Suarez ou Cavani, mais ils ont généralement des difficultés à s’imposer dans les clubs européens de haut niveau.


A un niveau inférieur de la catégorie des « grandes nations de football », on trouve, l’Espagne, la France, l’Angleterre et la Hollande. Ici, c’est plus compliqué et plus ambigu en raison des disparités qui peuvent avoir lieu entre le niveau des sélections et le niveau des clubs et du championnat.


L’Espagne est globalement mieux lotie que la France et l’Angleterre. Elle a des titres au niveau de la sélection nationale : une coupe du monde, une demi-finale et 4 quarts de finale et 3 coupes d’Europe des nations (une finale perdue). Elle est encore mieux lotie que ces pays au niveau des clubs. Le championnat espagnol est un des meilleurs au monde avec la Premier Ligue et la Série A. Plusieurs joueurs de football d’Europe ou d’Amérique Latine rêvent de jouer au Real Madrid, la plus grande et prestigieuse équipe au monde, et à Barcelone. Ces deux équipes totalisent à elles seules 18 titres en Ligue des champions (et 6 finales perdues). L’Espagne est un pays où le football est une religion et une passion. Elle comprend de grandes stars de football. Le « Tiki-taka » est le style distinctif du jeu espagnol, caractérisé par des passes courtes, une possession soutenue et un passage du ballon à travers différents canaux. Certains la considèrent comme la clé de leur succès dans les dernières années au double niveau de la sélection et des clubs.


La France est devenu une « grande nation de football » au seul plan de la sélection nationale. Statistiquement, elle a remporté deux fois la Coupe du monde, la dernière (2018) seulement hier (et 1 finale perdue), 2 fois la Coupe d’Europe (une finale perdue). Chose qui plaide en sa faveur au niveau des nations. Au niveau des clubs, il y a une insuffisance manifeste de résultats et de performance (seule Marseille a remporté la Ligue des champions). En outre, le championnat français est encore limité et peu attractif, et leurs stades sont globalement désemplis par rapport aux autres grandes nations. Mais, les centres de formation français ont permis à ce pays de se rattraper, d’exporter depuis plus de 25 ans ses meilleurs joueurs aux grandes équipes et championnats européens. Chose qui a eu un retentissement sur le niveau et la performance de l’équipe nationale dans les compétitions internationales. Comme le dit Romain Poirot, ex-recruteur de Manchester City, « les talents français répondent aux critères modernes du foot : vitesse, puissance, technique ». Ils sont très demandés. Il reste que « la culture footballistique est insuffisante », comme le reconnait Laurent Blanc, ancien sélectionneur national français, dans un entretien en 2012. D’après lui, « La culture française n’est pas celle de l’Angleterre, de l’Allemagne ou de l’Espagne. La France n’est pas une nation de footballeurs, on a moins l’esprit à ça qu’en Espagne… Il faudrait prendre conscience que la France n’appartient pas aux grandes nations du football. Combien d’Anglais jouent à l’étranger? Très peu. Combien d’Espagnols évoluent en dehors de la Liga? Pas plus. Qui veut venir jouer chez nous en L1? Personne ». L’engouement pour le football, on ne le trouve d’ailleurs en France que dans des moments exceptionnels (coupes du monde 1998/2018). Mais, il parle au niveau du championnat, au niveau de la sélection, la France a franchi un palier supérieur, notamment avec son dernier titre mondial d’hier (à égalité désormais avec l’Argentine et l’Uruguay, avec 2 titres). Elle commence aussi à avoir de bons coachs et à les exporter : Wenger, Deschamps, Blanc, Zidane, Garcia.


L’Angleterre, c’est l’inverse de la France. Elle peut être considérée comme une « grande nation de football » seulement au niveau interne, notamment par la domination de son championnat depuis une vingtaine d’années, actuellement le meilleur au monde. Toutefois, même si les Anglais ne veulent pas s’expatrier, ce sont les étrangers qui brillent dans son championnat, pas les Anglais, extrêmement minoritaires, pour ne pas dire inexistants, notamment dans les grands clubs (les deux Manchesters, Chelsea, Liverpool, Arsenal). L’Angleterre a une véritable culture de football, une passion de football. Une culture foot de type familial. Les familles vont au stade comme en excursion. Les stades les plus remplis en Europe sont les stades anglais. Les abonnements sont raflés dès le début du championnat par les supporters. Les tabloïds s’y mêlent à l’excès. Les grands clubs anglais sont parmi les clubs les plus riches au monde, côtés en bourse. Ces clubs ont remporté 12 fois la Ligue des champions européenne, comme les clubs italiens. Par contre, au niveau des nations, le statut de l’Angleterre est déficitaire. Elle a remporté une coupe du monde, elle est arrivée deux fois en demi-finale et 6 fois en quart de finale, et n’a remporté curieusement aucune coupe d’Europe des nations.


En Hollande, le football est le sport national. Plus d’un million de personnes le pratiquent, et tout le monde a une opinion sur le football. Il faut savoir que les Hollandais ont eu une grande influence sur le football européen grâce au jeu total et offensif qu’elle a adopté, ses grandes vedettes, comme Cruyff et Van Basten, ses entraîneurs de renommée mondiale, comme Michels, Hiddink, Van Gaal et grâce aux résultats de l’équipe nationale(3 fois finalistes à la CDM et une 3e place) et aux exploits d’Ajax Amsterdam et d’autres équipes (6 Ligues des champions en tout, dont 4 pour Ajax), et grâce aussi à la passion des supporters. Même si le championnat hollandais a perdu de son prestige d’antan.


En somme, ce qui revient souvent pour caractériser une « grande nation de football », ce sont les titres raflés au niveau international par l’équipe nationale et par les clubs, la culture de foot dans le pays, un grand nombre de joueurs talentueux, la passion des supporters, la médiatisation de ce sport. Quand tous ces facteurs s’accumulent ou se trouvent pour la plupart réunis, on est en face d’une « grande nation de football ».


L’idée de grande nation de football ne se rapporte pas seulement au club restreint des 5 pays cités plus haut dans le premier cercle, elle s’élargit encore à un deuxième cercle relativement moins bien loti que le premier, mais dont les membres remplissent certains des critères requis.


Qu’il y ait des grandes nations de football, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des « nations de football », à distinguer de celles qui ne le sont pas, et dont le football n’est pas un sport national (Amérique du Nord, Asie, Australie, Proche-Orient). Le Portugal, la Croatie sont assurément des nations de football par le talent de leurs joueurs (dans la durée, pas dans une seule conjoncture). Il y a aussi des nations de football en Afrique, malgré le peu de moyens dont elles disposent, comme l’attestent les titres remportés en coupe d’Afrique des nations et les titres de leurs clubs dans la Ligue des champions africaine ou encore comme l’exportation de joueurs africains talentueux dans beaucoup de clubs européens (Ghana, Cameroun, Nigéria, Egypte, Maroc, Tunisie, Algérie).


Hatem M'rad

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