Point de vue – Tunisie. Béji Caïd Essebsi, l’incarnation de la transition

 Point de vue – Tunisie. Béji Caïd Essebsi, l’incarnation de la transition

Béji Caïd Essebsi (29 novembre 1926 – 25 juillet 2019), Président de la République tunisienne du 31 décembre 2014 à sa mort. BERND VON JUTRCZENKA / DPA / AFP

Un an déjà s’est écoulé depuis la mort de Béji Caïd Essebsi le 25 juillet 2019, qui a eu droit à des funérailles nationales consensuelles et émotives. Une occasion de revenir sur son parcours, son style et sa fin de règne.

 

Même la démocratie a besoin de leaders, au-delà des héros révolutionnaires ou mythes indépendantistes. Les leaders, on n’en disconvient pas, sont nécessaires à la démocratie, beaucoup plus dans les phases de construction qu’en temps de consolidation. Le rôle du leadership semble toutefois moins essentiel aujourd’hui dans les vieilles démocraties autant qu’il l’est dans les démocraties naissantes ou de transition.

Les premières ont acquis leur automatisme et retrouvé depuis longtemps leur rythme de croisière naturel, les secondes sont encore à la recherche de repères démocratiques. Les leaders politiques peuvent justement aider les jeunes démocraties à retrouver ces repères ou à en fonder de nouvelles.

Nelson Mandela, Desmond Tutu, F.W. de Klerk, Olivier Tambo, Thabo Mbeki (Afrique du Sud), Juan Carlos, Adolfo Suarez, Felipe Gonzalez (Espagne), Lech Walesa, Jaruzelski, Tadeusz Mazowiecki, Aleksander Kwasniewski (Pologne), Ernesto Zedillo (Mexique), B.J. Habibie (Indonésie), Jerry John Rawlings (Ghana), Gorbatchev (URSS, ex-Russie) ont été des leaders incontestés de transition, auxquels il faudrait ajouter Béji Caïd Essebsi.

Au-delà de leurs desseins politiques, ces leaders et responsables politiques cherchaient à gagner, à maintenir leur influence ou à résoudre des problèmes difficiles de la transition, à faire même abstraction des passions populaires, en pariant sur un processus démocratique en cours, à travers accords, compromis et concessions, souvent difficiles.

Ils avaient en commun une série de qualités qui les ont aidés à réussir. Ils ont cherché à forcer le destin d’une transition démocratique en panne ou complexe en canalisant et orientant la direction du processus vers une possible démocratie pour tous.

Malheureusement, la disparition d’Essebsi nous rappelle vivement le déficit de leadership politique actuel en Tunisie, dans une sphère politique joignant la « ponérocratie » (Aristote), élevée sur les ruines de l’intérêt national et de la liberté, ce gouvernement des mauvais et des méchants qu’on voit souvent dans les dynasties despotiques, à la « pathocratie » du psychiatre polonais Andrzej Lobaczewski, désignant l’exercice du pouvoir par les sociopathes, individus préoccupés seulement par leur égo, leur fortune personnelle, et totalement dépourvus d’empathie vis-à-vis de leurs semblables.

L’homme du consensus de la transition

Béji Caïd Essebsi, cet aristocrate populaire disparu le 25 juillet 2019, il y a juste un an, à l’âge de 92 ans, est devenu président de la République à un âge tardif de 87 ans.

En tout cas, si l’homme politique doit être jugé sur ses résultats, comme il se plaisait lui-même à dire, il n’est pas sans mérite dans la construction démocratique de son pays, en dépit du peu de moyens et de pouvoirs en sa disposition.

Après la révolution, il a non seulement pesé sur le passage de l’ère dictatoriale à l’ère démocratique, en veillant à l’organisation des premières élections démocratiques de l’histoire, celle de la constituante en octobre 2011, mais en outre, il a pu acculer les islamistes à se retirer du pouvoir à l’aide d’une nouvelle force politique qu’il a créée autour de son image : Nida Tounès. Ce parti a pu équilibrer le système politique et constituer une alternance crédible au pouvoir islamiste en fin 2014.

Essebsi est un réaliste politique, comme Bourguiba, mais qui a évolué, contrairement à ce dernier, dans un contexte démocratique. Bourguiba n’a jamais connu l’adversité politique ordinaire, celle relevant des systèmes pluriels, et surtout celle des islamistes, maniant l’institutionnalisme et le chantage étatique. C’est à cette dernière adversité qu’Essebsi s’est confronté durant la transition.

L’homme s’est retiré de la vie politique en 1990, quelques mois après l’avènement de Ben Ali. Il y est revenu par la grande porte après la révolution, après une longue retraite politique. Dans cette dernière fonction, il a réussi à capitaliser une nouvelle légitimité politique et de la sympathie, en assurant les premières élections démocratiques du pays.

Après les élections de la Constituante du 23 octobre 2011, remportées par Ennahdha, et devant l’impuissance d’une opposition évoluant en ordre dispersé face aux islamistes, il décide avec un groupe de collaborateurs, de créer son propre parti, Nida Tounès, et de se placer dans l’opposition.

De ce fait, il aurait été un homme politique plein, qui aurait connu tant le pouvoir (dans l’ancien régime et dans le nouveau) que l’opposition (sous la constituante de 2011). Les Tunisiens l’apprécient parce qu’ils voient qu’il a toujours eu, somme toute, le même comportement, les mêmes convictions, tant au pouvoir qu’à l’opposition, avec le même sens de l’Etat.

Il a réussi aussitôt à fédérer dans son nouveau parti des tendances aussi diverses  qu’inconciliables: libéraux, réformistes, progressistes, centristes, syndicalistes, indépendants, destouriens et rcédistes. De culture bourguibienne, Essebsi voulait surtout créer un parti à vocation nationale, qui porte les couleurs du pays, ouvert à toutes les opinions, même aux islamistes, ne cesse-t-il de dire.

Son parti Nida Tounès  soutient les valeurs essentielles auxquelles sont attachées en profondeur les Tunisiens : tolérance, modernité, laïcité, modération, un islam typiquement tunisien, malékite et zeitounien, libertés, droits de l’homme, autorité de l’Etat, droits des femmes, dialogue, économie de marché, réalisme en politique étrangère. Bref, un mélange de bourguibisme, de tunisianité et de démocratie. Le parti a eu un tel écho auprès de l’opinion, qu’il est devenu  le premier parti tunisien aux élections législatives de 2014, fut-ce au coude à coude avec Ennahdha.

Pragmatisme : Alliance avec les islamistes

Béji Caïd Essebsi a grandement contribué à la clarification des rapports de forces politiques, nécessaire au débat politique lui-même, par l’esprit unificateur qui l’habitait.

Voulant être utile pour son pays, qui traversait un blocage politique après l’assassinat de Mohamed Brahmi en juillet 2013, il a appelé, même à contrecœur, au dialogue national avec les islamistes, pour sauver le pays. Il a encore approuvé à plusieurs reprises l’idée d’un gouvernement d’union nationale, qui était dans l’esprit du temps.

On peut dire qu’il a fait gagner du temps à la démocratie tunisienne et aux démocrates, parce que, sans doute, personne n’était capable à ce moment-là de rassembler l’opposition mieux que lui.

Il était en raison aussi de son âge avancé et de son expérience, un homme qui inspirait confiance aux Tunisiens de différentes générations. Les jeunes ont eu beaucoup de sympathie pour lui, jusqu’au dernier moment. Ils l’appellent d’ailleurs, affectueusement, « Bejbouj » dans les réseaux sociaux.

Au fond, Essebsi avait réussi à attiédir les islamistes, en leur faisant accepter le jeu politique institutionnel, en leur faisant des offres de collaboration, de dialogue et même de gouvernement commun.

Comme le disait pertinemment Hélé Béji : « Si Béji Caïd Essebsi s’était contenté d’un discours de détestation partisan, contre les islamistes, il n’aurait pas atteint la même réussite. Tout en se posant comme un adversaire farouche de l’obscurantisme, il a évité à son parti de succomber à la tentation facile d’enfermer les islamistes dans un nouvel ostracisme, malgré les pressions du camp moderniste ».

Il a compris, lui, que les temps ont changé, que la Révolution va écrire une nouvelle page d’histoire, que le souffle démocratique et de liberté est inéluctable, lui qui voulait déjà amener Bourguiba à faire des ouvertures politiques. Essebsi a cherché toujours à concilier la nécessité de l’autorité de l’Etat avec celle de la démocratie.

La transition ne lui a pas permis d’assurer pleinement la première, au vu des troubles et l’insécurité dans le pays, qui ne sont pas de son fait, alors qu’en matière démocratique, on ne peut pas dire qu’il a été hors sujet. Il s’y est impliqué en profondeur, jusqu’au au dernier moment de sa vie, comme pour le projet du code des libertés individuelles, d’égalité entre hommes et femmes, préparé par la commission Colibe.

Eclatement de Nida Tounès et impuissance politique

Sa fin de règne a été terrifiante, fortement secouée par la désignation ou auto-désignation de son fils Hafedh Caïd Essebsi à la tête de Nida, aggravant la scission et les déchirements au sein du parti, et par la défection de l’ambitieux et impatient chef de gouvernement Youssef Chahed, qu’il a pourtant choisi contre l’avis de Nida et de son fils. Le camp démocrate du parti a vu d’un mauvais œil, sous l’influence du fils, la mainmise des Rcédistes et destouriens sur le parti.

Beaucoup l’ont quitté. Nida s’est éclaté en plusieurs partis, plutôt en plusieurs narcisses. Youssef Chahed, qui n’acceptait pas d’être humilié par un fils gâté qui n’était ni à sa place, ni apprécié par l’opinion, s’est résolu à s’allier dans les coulisses avec Ghannouchi, qui n’espérait pas tant pour continuer l’union « sacrée » après Essebsi.

Ce dernier était lâché par sa majorité. La traîtrise, il ne l’ignorait pas, fait partie du jeu politique, comme Balladur pour Chirac ou Macron pour Hollande, et même religieux, comme Judas pour Jésus. Quoique le traître, c’est toujours l’autre. Mais pourquoi le traître trahit ? C’est une autre question.

Blessé, Essebsi a fini son mandat seul, isolé de son parti, du gouvernement, et de sa majorité parlementaire, incapable de susciter des réformes ou d’avoir une quelconque volonté politique. Il n’a trouvé de compensation que dans la persécution qu’il a orchestrée contre les islamistes (réseau sécuritaire parallèle, dénonciation, dossiers ouverts, code des libertés individuelles et projet d’égalité d’héritage).

Une fin de règne blessante pour un retour en politique en fanfare après la révolution. L’homme qui a incarné la transition et ses exigences est devenu, l’âge aidant et conscient de sa fin politique et de celle de son courant, un personnage gouverné par des états d’âme, émotif, vengeur, sous influence, schismatique. Le fédérateur, blessé, a cessé de l’être.

Avec le recul, Essebsi a été incontournable dans la difficile transition tunisienne, parce qu’il était un des rares qui avait des constantes et des convictions politiques solides.

A l’opposition, il ne s’opposait pas pour s’opposer ou faire le spectacle ou « le buzz »; au pouvoir, il ne gouvernait pas pour éliminer (mise à part la fin de règne compliquée). La classe politique actuelle est loin d’avoir retenu la leçon. Elle confond encore la politique avec les cris stridents, les sit-ins anarchiques et les buzzs puérils.

 

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Hatem M'rad