Point de vue – Tunisie. Le procès d’un régime démolisseur

 Point de vue – Tunisie. Le procès d’un régime démolisseur

Le régime politique tunisien : imposé à la base par des islamistes, s’est avéré à l’épreuve, six ans après, un régime démolisseur de toute vie politique.

Le régime politique a été vicié à la base. Il incarne la négation politique. Il empêche le gouvernement cohérent et stable du pays. Les Tunisiens ont le droit de demander sa réformation.

 

On ne critiquera jamais assez le régime politique tunisien, qui, imposé à la base par des islamistes peu affutés en matière constitutionnelle, s’est avéré à l’épreuve, six ans après, un régime démolisseur de toute vie politique, défavorable à la stabilité, favorable à la corruption, au marchandage impolitique, empêchant les majorités de naître ; autorisant paradoxalement, contre l’éthique politique, une minorité de gouverner contre la majorité, comme pour le gouvernement Fakhfakh, même conformément à la Constitution ; obstruant les compromis nécessaires et formalisant des usages informels.

Un régime servi surtout par une classe politique et parlementaire obscure, peu professionnelle, qui a du mal à s’adapter au régime parlementaire, aussi défectueux soit-il, et par un système électoral provoquant l’anarchie partisane. Alors même que le régime parlementaire est réputé servir autant la liberté politique que les équilibres institutionnels entre les pouvoirs.

Un régime « démolisseur », vicié à la base

On vient de s’en apercevoir encore une fois avec la démission du gouvernement Fakhfakh, désigné pourtant dans la douleur, six mois après sa constitution, et quoiqu’il soit lui-même la cause de ses propres turpitudes, de ses conflits d’intérêts, qui ont conduit à sa démission.

Comment peut-on qualifier un tel régime autrement que par le terme de « démolisseur », de négateur politique ? Est-il normal dans un régime dit parlementaire que le président de la République, fut-il lui-même élu et légitime, désigne un chef de gouvernement hors de la majorité politique, même si le gouvernement Jomli n’a pu obtenir la confiance d’une majorité ? Est-il normal que les premiers partis (Ennahdha, Qalb Tounès) ne gouvernent pas, quelles que soient leurs valeurs et leurs prétentions, et que ce soient les sixième (Echaâb), septième (Tahya Tounès) et autres, qui s’en chargent ?

Un tel usage n’existe dans aucun régime parlementaire. Le bon sens politique aurait commandé de conduire de nouvelles transactions politiques autour du parti majoritaire, fut-il islamiste. Autrement, il faudrait appeler par un autre nom « la souveraineté du peuple ». On ne construit pas une démocratie par sa négation. Si la Constitution parraine une telle pratique, il faudrait l’amender. Un tel régime ne permet pas de construire, de prolonger une politique gouvernementale dans le long terme et de la faire accepter par la population. Il est lui-même déconstruction. Il était déjà déconstruit à la naissance, parce qu’il était vicié à la base.

Brouillard politique et constitutionnel

Tout le monde appelle aujourd’hui au changement de régime, sauf les islamistes, ses initiateurs, enclins à gouverner en empêchant les autres de gouverner, qui ne sont pas habitués à gouverner eux-mêmes dans la profondeur et dans la concorde. Ils préfèrent les « coups d’Etat permanents » à l’institutionnalisme clair et transparent. Ils prétendent, pour justifier leur refus de modifier la Constitution, que le régime inscrit dans la Constitution n’est pas encore parachevé, puisque la Constitution n’est pas encore totalement mise en œuvre. La cour constitutionnelle et plusieurs autorités de régulations ne sont pas encore mises en place.

Ce sont pourtant les islamistes qui obstruent délibérément la désignation de ces autorités de contrôle, et donc le parachèvement de la Constitution. C’est la politique du clair-obscur. Le brouillard politique et constitutionnel s’est avéré, il est vrai, leur fort. Il faut rappeler aux profanes que ce qu’on appelle « régime politique », ce n’est pas l’ensemble de la Constitution, mais juste les dispositions constitutionnelles qui se rapportent aux rapports entre le législatif et l’exécutif, dans ses deux branches (gouvernement et président de la République).

Ce sont ces rapports-là qui sont appelés à subir des modifications. Peu importe qu’on opte pour un régime parlementaire ou présidentiel. L’essentiel est de tenir compte des principes essentiels de ces régimes et que le système choisi permette de gouverner la nation et de dégager des majorités solides.

Construction et déconstruction

En Tunisie, on a adopté le système parlementaire à défaut d’emprunter son esprit, son âme. Le régime parlementaire est, ne l’oublions pas, d’origine aristocratique, il a précédé la démocratie. Il a ensuite été républicanisé. On l’a même imbibé de procédés présidentiels, comme en Angleterre, ou de techniques d’assemblée. Il a été étendu à des régimes militaires, à des dictatures, à des systèmes de parti unique.

Certains l’ont tellement vicié de ses principes qu’ils ont fini par tomber dans le présidentialisme. Mais, à la base, c’est un système d’équilibre institutionnels, de check and balance, où les pouvoirs législatifs et exécutifs, séparés organiquement, n’en collaborent pas moins sur le plan politique. Il est vrai qu’aucun concept, aucune institution quelconque, aucun régime ne peuvent rester toujours en l’état par rapport à leur construction originaire.

Au fil du temps, l’histoire, la géographie, la psychologie et la culture des peuples le modifient ou le déforment. L’Egypte du roi Farouk a établi le régime parlementaire pour l’abandonner aussitôt pour inadaptation à la culture politique du pays. Même en Grande-Bretagne, le régime parlementaire du XVIIIe siècle, accaparé par les groupes parlementaires aristocratiques et bourgeois, n’est pas celui du XXIe siècle, où prévalent l’extension de l’espace public, le fait partisan et l’approfondissement des stratifications sociales. Cela nous rappelle la théorie de la déconstruction de Jacques Derrida, qui remet en cause le fixisme de la structure pour proposer une absence de structure, de centre, de sens univoque. La relation entre le signifiant et le signifié glisse alors vers des sens infinis.

La déconstruction, dit-il est « ce qui arrive quand ça arrive ». Elle est à chaque fois unique. Elle est disjonction, altération, transformation sans fin. La démocratie elle-même n’a jamais gardé la même signification. Il faut avouer que la déconstruction du régime est spectaculaire en Tunisie aujourd’hui. L’originalité ici, c’est que construction (mise en place d’un nouveau régime) et déconstruction (sa déformation) ont été simultanées, elles ont existé ensemble dès le départ, comme l’illustre la pratique du régime.

Négation politique

Au fond, la construction-déconstruction du régime parlementaire tunisien est autant une déformation, un éloignement du concept de base de l’institution, qu’une prise en compte des singularités de l’expérience malfaisante du parlementarisme, aussi tordue soit-elle.

Un régime qui n’est pas finalement issu d’un compromis profond entre laïcs et islamistes sur le régime politique, qui est peu adapté à la culture politique tunisienne et à l’absence d’élitisme de l’élite politique, qui a présidé à l’ingouvernabilité politique. Un régime dénaturé par l’effet de la transition qui a créé des mœurs politiques détestables, par la partitocratie, la corruption, l’esprit de boutiquier, le mercenariat et la fragilité des majorités politiques.

Oui, les Tunisiens sont en droit de faire le procès de ce régime démolisseur. Ce peuple est attaché à la stabilité et à la douceur de vivre. Leur mal-être réside dans leur régime, qui a produit partis et classes politiques déclassées. Un régime fait par les islamistes et pour les islamistes, juste pour leur donner une influence disproportionnée à leur poids électoral et sociologique dans le pays.

 

 

 

Hatem M'rad