Tunisie. La judiciarisation de la vie politique : une arme à double tranchant

 Tunisie. La judiciarisation de la vie politique : une arme à double tranchant

Le mois d’avril approche à grands pas, et avec lui se profile un dilemme pour l’actuel pouvoir tunisien : de nombreux opposants politiques de premier plan ayant été placés en détention lors du coup de filet initial pour « complot contre la sûreté de l’Etat » en février 2023 auront en effet purgé 14 mois de prison.

Or, le code pénal tunisien stipule qu’en cas de délit, les limites prévues par la loi s’agissant de la détention préventive sont d’une prolongation d’une durée maximale de 3 mois, donc une durée maximale de 9 mois, et qu’en l’occurrence en cas de crime, sont de deux prolongations d’une durée maximale chacune de 4 mois, soit une durée maximale de 14 mois. L’instruction n’ayant pas abouti faute de preuves ou d’avancement de l’enquête, les autorités judiciaires seront par conséquent en théorie dans l’obligation d’entamer la libération notamment de leaders du Front du salut dont Jawher Ben Mbarek, Issam Chebbi ou encore Ridha Belhaj… A moins que d’autres inculpations interviennent entre-temps de sorte d’alourdir leurs dossiers respectifs et justifier un maintien en détention.

Conscients du capital d’empathie et de militantisme dont ils seraient alors auréolés une fois sortis de prison, certains d’entre eux ont d’ores et déjà annoncé du fond de leur cellule leur intention de se présenter à l’élection présidentielle qui se tiendra à la fin de l’année, à l’instar de Issam Chebbi, du moins si le code électoral, dont on ne sait pas encore avec certitude s’il sera amendé, le leur permet.

 

L’heure de vérité, une gifle de réalisme

L’échéance fatidique de la fin avril permettra ainsi d’y voir plus clair dans les intentions du régime et renseignera davantage sur sa nature, si besoin était. Face aux caméras des médias nationaux et internationaux, le comité de défense des détenus politiques affiche un optimisme prudent, mais certains avocats se font peu d’illusions, à l’image de Dalila Ben Mbarek qui a à son tour récemment recouru à une grève de la faim pour dénoncer l’acharnement dont fait l’objet son frère, en écho à « lutte des ventres vides » entreprise par la plupart des figures de proue de l’opposition.

Car à supposer que le pouvoir prenne le risque de libérer, en pleine précampagne à la présidentielle, des personnalités politiques high profile amoindries physiquement, celles-ci auraient toute latitude pour jouir de leur aura induite de héros martyr de l’opposition, fortes d’une légitimité nouvelle tirée de leur persécution, quand bien même la popularité du président Kais Saïed semble intacte.

Dans les rangs des pro Saïed, certains avancent a contrario et non sans cynisme que l’électorat tunisien tend à sanctionner la case prison dans le cas des hommes politiques, un épisode qu’il perçoit négativement quelles que soient les raisons de la peine purgée ou en cours, hors contexte révolutionnaire. Outre le simple facteur de l’oubli et de l’invisibilisation des prisonniers qui n’auront pas eu droit à une campagne électorale équitable, d’aucuns citent le cas de Nabil Karoui, dont l’emprisonnement en 2019 a précisément été l’un des atouts du candidat Kais Saïed qui avait récolté contre lui au second tour un score de type « landslide » de 72.71% des voix.

Un récent sondage d’opinion autour des intentions de vote conforte cette orthodoxie des Tunisiens et de leur cruelle mémoire courte : alors qu’elle pouvait se prévaloir de scores l’accréditant de pourcentages à deux chiffres, en solide seconde place après Saïed, la présidente du PDL, Abir Moussi, incarcérée depuis début octobre 2023, ne culminerait désormais plus qu’à un dérisoire 3%, un chiffre auquel les sceptiques bases de son parti n’accordent que peu de crédit.

« Nous voulons participer à ce jeu dont les dés sont pipés ! », ironisait en sautillant un ancien opposant au régime de Ben Ali dans les années 1990, imitant l’opposition dite ornementale devenue une tradition tunisienne. Force est de constater qu’une partie de l’opinion, qui débat encore des chances de chacun de l’emporter à la prochaine présidentielle, n’a pas toute sa tête, en plus de n’avoir rien appris de l’Histoire.

Seif Soudani