Sida Koriche : « Le regard sur le handicap mental évolue positivement »

 Sida Koriche : « Le regard sur le handicap mental évolue positivement »

Initiation des adolescents aux travaux d’artisanat en présence d’un éducateur


Fondée en 1973 par Marie-Thérèse Brau, l’Association d’entraide populaire familiale en faveur des handicapés mentaux d’Alger accompagne 400 jeunes vers l’autonomie et l’emploi. Une course de fond qui commence à porter ses fruits, comme le souligne la directrice de la structure. 


En 1970, le premier centre d'accueil pour les enfants handicapés a été créé dans la capitale algérienne. Racontez-nous son lancement…


A l’origine, le centre d’Oued-Ouchaïah était un dispensaire, qui accueillait des familles démunies du quartier. Certaines ont confié que des parents cachaient leurs enfants handicapés dans leur maison. Marie-Thérèse Brau et son équipe ont décidé de faire du porte-à-porte, afin de recenser ces enfants-là, qui étaient en effet dissimulés. Un projet autour du handicap mental a germé ; la première classe d’alphabétisation adaptée a été créée en Algérie. Dès son ouverture, elle comptait une quinzaine d’enfants. L’objectif était d’essaimer dans plusieurs quartiers d’Alger et à travers tout le territoire national, grâce à la création de la Fédération des parents d’enfants inadaptés. C’était le plus grand projet réalisé autour du handicap mental en Algérie ! Chaque année, une antenne s’ouvrait à Mostaganem, à Oran, à Tlemcen… Il y avait une vraie émulation.


 


Ce projet a-t-il été accompagné politiquement ?


A la même période, les autorités ont décidé de rapatrier tous les Algériens handicapés pris en charge à l’étranger et en France, mais il leur fallait trouver des solutions d’accueil. Le wali (équivalent du préfet de région, ndlr) d’Alger a alors envisagé de créer un centre national de 2 000 places. Marie-Thérèse Brau lui a ­signifié qu’il n’allait pas régler le problème, mais créer un zoo !


 


Pourquoi les parents préféraient-ils cacher leurs enfants handicapés ?


Dans cette société traditionnelle, les familles n’osaient pas dire qu’elles avaient un enfant handicapé à la maison, surtout un handicapé mental ! C’était lié à la croyance. Les jargons en arabe étaient lourds de sens, on le considérait comme “mashar” ­(ensorcelé), “majnun” (possédé)…


 


Est-ce encore vrai aujourd’hui ?


Malheureusement, cette superstition persiste toujours dans certaines familles, qui craignent d’avoir une image dégradée auprès de la communauté. Elles peuvent s’entendre dire : “Ils ont un fou à la maison, ce n’est pas de bons prétendants pour un mariage.” J’ai constaté que quelques-unes sont encore sous l’emprise du sacré, à tel point qu’elles ne considèrent pas leur enfant atteint de trisomie 21 comme un handicapé, mais qu’il s’agit d’un don de Dieu, et que cela leur apportera la baraka. Les questions médicales ne sont même pas envisageables !


 


Marie-Thérèse Brau a-elle fait évoluer les mentalités ?


Oui. Progressivement, son travail a eu un écho auprès des f­amilles, qui ont compris qu’elles pouvaient sortir ces enfants-là. Aujourd’hui, elles viennent nous voir dès qu’elles s’aperçoivent qu’il y a un signe qui ne répond plus à la “normalité”.


 


Que font les jeunes dans ces centres d’accueil adaptés ?


L’association n’est pas soumise à un cahier des charges national, bien qu’elle soit subventionnée. Nous accompagnons 400 jeunes, dès le plus jeune âge jusqu’à la vie adulte, dans nos cinq centres idoines. A Bourouba, nous nous inspirons des travaux de Marie de Maistre (spécialiste d’orthophonie, ndlr) et de la méthode Montessori (qui repose sur l’éducation sensorielle et kinesthésique de l’enfant, ndlr) pour instruire nos jeunes enfants et adolescents. Puis, au centre de formation professionnelle adaptée à Boubsila, ils sont formés aux métiers de l’artisanat, comme la broderie, le tissage, la mosaïque, la menuiserie… A l’issue de ces quatre années d’apprentissage, les jeunes passent un examen pratique pour évaluer leur niveau d’autonomie dans le travail : l’acquisition des gestes professionnels, le rythme de travail, l’absorption des consignes… Ils peuvent alors travailler en milieu ordinaire, si leur handicap le permet, ou dans notre centre d’aide au travail (CAT) à Hussein-Dey.


 


Les jeunes sont-ils rémunérés pour leur travail ?


Sur la place d’Alger, nous sommes la seule association ayant introduit cette approche de statut de travailleur handicapé. Même s’ils ne sont pas des salariés, ils ont un savoir-faire que nous ­essayons de valoriser auprès de nos partenaires. Un jeune peut ainsi espérer un cachet. C’est une question de dignité. L’association lui reverse également un peu d’argent pour faire valoir son travail, mais aussi pour l’inciter à être assidu. Il faut le savoir, certains ont plus de 40 ans et leurs parents ne sont plus en âge d’assurer la lourde tâche d’accompagner leur enfant ­matin et soir au CAT !


 


Malgré les subventions de l’Etat, l’association rencontre des difficultés financières…


Nous venons d’apprendre que le ministère va réduire de moitié notre allocation. Comment peut-on faire fonctionner cinq centres avec 2 millions de dinars (environ 14 500 euros, ndlr) ? L’avenir des centres dépend de la générosité de nos donateurs, des grandes entreprises et des particuliers. Nous développons également des parrainages saisonniers. Notre souci est de les pérenniser. A une certaine époque, nous avons travaillé avec des hôtels, des ambassades, mais la loi a changé, et interdit les financements de l’étranger en direction des associations, sauf sous réserve d’autorisation… ce qui est une véritable tracasserie administrative !


 


Est-ce que le regard sur le handicap évolue en Algérie ?


On peut noter une évolution positive, car les parents se soucient de leurs enfants et que ces derniers ont une perspective d’avenir, grâce à la scolarité et à l’emploi. Plusieurs parents ont trouvé du travail pour leur enfant handicapé à l’extérieur du centre. Les politiques sociales ont aussi encouragé l’embauche, grâce à des dispositifs d’insertion ou de contrats aidés. Et, de voir ces jeunes porteurs de handicap mental prendre le métro seul, travailler avec attention, c’est une grande satisfaction ! Doté de plusieurs structures d’accueil, le handicap mental apparaît plus privilégié que le handicap physique ou le polyhandicap, qui nécessitent des infrastructures importantes ou plus lourdes. En France, ces dernières, financées par l’Etat, existent, ce qui n’est pas toujours le cas en Algérie. Une véritable réflexion doit être menée sur l’accessibilité dans les lieux publics, les écoles, où il existe peu de classes d’inclusion, notamment pour les autistes. Pourtant, des associations sensibilisent sur le terrain ! Des changements se font, mais lentement… Malgré tout, nous y croyons, car c’est notre combat au quotidien. 


 


MARIE-THÉRÈSE BRAU, UNE VIE AU SERVICE DES DÉSHÉRITÉS D’ALGÉRIE


Née en 1934 à Hussein-Dey, en Algérie, elle découvre aux côtés de sa mère, qui soignait des enfants dans le bidonville d’Oued-Ouchaïah, la grande pauvreté de familles algériennes. Elle s’engage très vite en faveur des plus démunis, malgré les menaces de l’armée française qui, en 1957, pourchasse les “chrétiens progressistes” soupçonnés d’aider le Front de libération nationale (FLN). En 1960, elle rejoint l’association Entraide populaire familiale, favorable à l’indépendance de l’Algérie. Marie-Thérèse Brau, considérée comme la “sœurette” des Algériens, est une figure pour plus de trois générations d’entre eux. En 2017, elle a été décorée des insignes d’Officier de l’ordre national de la Légion d’honneur par l’ambassadeur de France en Algérie. A 84 ans, elle vit aujourd’hui entre Alger et Marseille.


 


Voir aussi : 


Le handicap peine à sortir d’une vision de charité


 


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Samira Houari