Delphine Horvilleur : « Le livre est sacré à condition que vous le laissiez parler à l’infini »

 Delphine Horvilleur : « Le livre est sacré à condition que vous le laissiez parler à l’infini »

Crédit photo : Joël Saget / AFP


Interview avec Delphine Horvilleur qui bouscule tous les acquis patriarcaux et combat les limites imposées aux femmes dans le monde religieux.


Des enfants viennent souvent vous dire : “J’aurais aimé être rabbin, mais je suis un garçon.” C’est une victoire pour vous ?


En quelque sorte. J’officie depuis dix ans dans ma ­synagogue : toute une génération n’a pas connu autre chose qu’une femme rabbin. La culture et les menta­lités changent vite. Je suis contente qu’il y ait des personnes, aujourd’hui, pour qui le rabbinat féminin est une évidence. Mon vœu est qu’aucun ne soit restreint à cause de son genre.


 


Où en est le “judaïsme de France”, en matière de liberté des femmes ?


Dans ma synagogue, l’ouverture sur les femmes est une évidence, mais c’est loin d’être le cas partout. Le temps est au repli communautaire et identitaire. Les discours qui ont le vent en poupe sont les plus conservateurs. En allongeant les manches, en devenant ­rigoureux en termes de pudeur et de restrictions alimentaires, on estime devenir plus casher ou halal que l’autre. Cela va dans le sens d’une séparation entre un “nous” et un “eux”.


 


Vous estimez que la misogynie religieuse est le ­premier refus du vivre-ensemble, la femme étant la première “altérité” du système religieux. N’est-ce pas accepter que la loi est faite pour l’homme ?


Incontestablement, dans nos systèmes religieux, la femme est “l’autre”. Si on ne lui fait pas de place, on n’en fait pas aux autres. Dans notre société, la norme est masculine. C’est la réalité de notre héritage. On peut le nier, mais je préfère l’accepter et me demander comment je fais bouger la société dans le sens d’une quête de justice, d’équité et d’intelligence.


 


Vous dites que, dans les livres sacrés du judaïsme, les femmes incarnent les personnages qui remettent en question la loi, l’ordre établi par la désobéissance et la transgression…


Notre tradition religieuse nous raconte de mille ­manières que la loi est du côté des hommes, mais qu’elle devient mortifère si ne surgissent pas des personnages qui l’interrogent en invitant à une forme de subversion. Les femmes incarnent toujours ces personnages qui, par la ruse et une certaine forme de manipulation, font changer l’histoire au prix d’une transgression. Il y a là une sagesse à méditer.


 


Certains parlent d’un aspect “féministe” des textes…


C’est un anachronisme. De la même manière que les fondamentalistes veulent à tout prix greffer leur agenda sur le texte, les féministes font parfois la même chose en tentant de démontrer que Moïse ou Mahomet étaient plus féministes qu’on veut bien le dire. Il y a une mauvaise foi à vouloir à tout prix sauver le texte et sa moralité. La Bible et le Coran permettent les pires lectures misogynes, racistes, violentes. Nier cela est malhonnête. Je peux, à coups de versets bibliques, mettre en avant n’importe quel agenda politique et dire que le texte est fondamentalement comme ci ou comme ça. Mais en réalité, cela importe peu. L’important, c’est ce qu’on en fait.


 


Il y a un personnage intrigant dans l’histoire sacrée juive : Lilith. Qui est-elle ?


C’est une sorte de proto-Eve devenue une figure ­démoniaque. Quand Eve apparaît dans la genèse, Adam dit : “Celle-là – cette fois-ci – est chair de ma chair, os de mes os.” Or, il n’a aucune raison de dire “celle-là”. Les rabbins s’interrogent : n’est-ce pas la trace d’une fois précédente qui aurait disparu dans le texte ? S’il y a eu une femme avant la première femme, alors il fallait lui inventer une légende qui justifie son exclusion du texte et du jardin d’Eden.


 


Que dit cette légende rabbinique ?


Que Lilith aurait porté des revendications féministes, qu’elle voulait être l’égale de l’homme et qu’on l’a ­punie pour ça. On l’a éjectée du texte pour en faire un démon venant hanter les nuits des hommes. Elle représente, dans la culture populaire, la putain. Eve dans le judaïsme, ou Marie dans le christianisme, incarnent la figure de pureté, d’épousailles et de maternité. Lilith est la femme libre, le féminin inquiétant qui nous échappe, qui n’est plus sous contrôle. On retrouve, au sein des traditions talmudiques, de nombreuses prostituées qui incarnent la même histoire. Dans le monde patriarcal, la femme autonome, qui ne dépend pas d’un homme, d’une maisonnée, est considérée comme une prostituée.


 


Face à cela, la voix des femmes est-elle celle du ­combat ?


Oui et non. Les voix les plus conservatrices sont également portées par les femmes. Comme des gardiennes du temple, certaines reproduisent le schéma d’un masculin dominant, élèvent leurs fils dans l’idée qu’ils sont supérieurs. Il faut différencier la voix des femmes de celle du féminin, qui n’est pas toujours portée par les femmes.


 


Qu’apportez-vous à l’exégèse en tant que femme ­rabbin ?


Je ne sais pas. Ce ne sont pas toujours les femmes qui apportent une lecture novatrice, mais leur présence ­libère et permet aussi aux hommes de lire différemment les textes.


 


Quelles sont les figures féminines des textes sacrés qui vous touchent le plus ?


D’abord Rebecca, la femme d’Isaac, fils d’Abraham. C’est une fine manipulatrice et, à mes yeux, la réelle héritière du patriarche. Sa force de caractère est fascinante. Elle est de ces héritières qui restent dans l’ombre. Les femmes ont encore tendance à se sentir moins légitimes et à développer un syndrome d’imposture. Quand ça m’arrive, j’essaye de le combattre. Ma légitimité en tant que femme à être rabbin est souvent remise en question. La deuxième figure qui me touche est Brouria. Au IIe siècle, c’est une héroïne du texte. Mais au Moyen Age, dans un contexte beaucoup plus misogyne, des voix vont tenter de la faire disparaître en lui inventant une terrible fin d’adultère et de suicide. Brouria pose problème aux hommes : elle représente l’érudition féminine d’abord incontestée, puis subversive. C’est une leçon pour les interprètes : le texte n’est pas misogyne par essence, mais ses lecteurs l’ont été à bien des moments de leur histoire. Chaque génération doit se poser la question : va-t-on faire partie de ceux qui acceptent le féminin dans le texte ou ceux qui essayent de l’éradiquer ?


 


C’est ce que tente votre lecture libérale ?


La lecture libérale se débarrasse des enveloppes ­patriarcales. Elle permet une certaine poésie, une politique de lecture. Les mots nous demandent de continuer à être interprétés. Les restreindre à un seul “pouvoir dire” est une indécence de lecture. Les fondamentalistes disent connaître le texte, savoir ce qu’il a dit, ce qu’il dit et ce qu’il dira. Or, le livre est sacré à condition que vous le laissiez parler, dans son infini. Si vous prétendez avoir fini de le lire et savoir ce qu’il décèle, alors vous faites du livre et de Dieu quelque chose de tout petit. Ceux qui sont prêts à vous tuer au nom d’une profanation, sont ceux qui constamment profanent.


 


UNE FINE RELECTURE DES TEXTES HÉBRAÏQUES


 


Maternité et transmission du judaïsme par la mère


“La transmission du judaïsme par la mère est un slogan erroné et simplificateur. Cet argument apologétique a servi pour encenser et embellir le féminin dans une tradition où les femmes étaient mises à l’écart. La maternité glorifiée est une façon élégante de les enfermer un peu plus dans des rôles assignés et dans une limitation de leur possibilité d’être.”


 


Nudité et pudeur


“C’est un sujet central. Tous les fondamentalismes renvoient la femme à la pudeur, comme si elle était plus nue qu’un homme à anatomie découverte égale. Le corps féminin raconte la porosité du système, le risque de la contamination de l’altération, de l’altérité : que se passerait-il si nos femmes se mariaient avec d’autres ? Ce système craint pour ses frontières, corporelles ou territoriales. Il faut garder une ‘pureté’ fantasmée, il faut contrôler, enfermer, couvrir, limiter, cacher… Il y a urgence à revisiter cette notion et rappeler que la pudeur, c’est la conscience que quelque chose de l’autre m’échappe. Penser avoir une vision intégrale de l’autre, c’est de l’intégrisme.”


 


Sexe


“Dans le judaïsme, le corps ne condamne pas l’âme, au contraire. Certes, c’est réglementé, mais les plaisirs du corps participent de l’élévation de l’âme.”


 


Mariage


“Certains vous diront qu’il est la structure obligatoire de l’organisation familiale ; mais aujourd’hui, on ne vit plus comme ça. Les gens ont une quête d’épanouissement affectif transcendant le cadre du mariage, et qui n’est pas pour moi de l’ordre de la faute ou du péché. Ce ne sont pas des termes dans lesquels je m’inscris.”


 


Divorce


“Chez les orthodoxes, c’est l’homme qui ­répudie sa femme. Mais cela fait longtemps que le judaïsme libéral a changé ces rites. Chez nous, il y a une modalité égalitaire dans le mariage et dans le divorce.”


 


Avortement


“La loi juive accorde un caractère sacré de la vie, mais le fœtus n’a aucun statut : il appartient au corps de la mère. Si la santé physique ou mentale de la mère est mise en danger par une grossesse non désirée, l’avortement est possible, à condition que cela ne devienne évidemment pas un moyen de contraception. Une question morale se pose, mais pas dans des termes d’interdiction absolue.”


 


La suite du dossier : Elles défient le patriarcat religieux


Au delà du féminisme


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Nadia Sweeny