Point de vue – Tunisie. Ce qu' »intégrité » veut dire en démocratie

 Point de vue – Tunisie. Ce qu' »intégrité » veut dire en démocratie

Pierre Mendès France, Fidel Castro, Vaclav Havel, Kaïs Saied et Charles de Gaulle. © AFP

La question de « l’intégrité » de Kais Saied est un trompe-l’œil. La droiture personnelle d’un homme n’est pas le signe de sa droiture politique, notamment au vu des abus qu’il a fini par commettre depuis le 25 juillet, et que tout le monde a fini par le lui reprocher.

 

Il est un fait qu’un peu partout dans le monde, l’opinion publique est devenue plus sensible aux comportements abusifs, illicites, inappropriés de ceux qui exercent des responsabilités politiques. La mode est à la « bonne gouvernance », à l’« intégrité », la « transparence », « l’audit », à la « reddition des comptes » et à « l’équité », etc. En démocratie, les dirigeants honnêtes sont le produit de tout un système politique, institutionnel, culturel, éducatif et social.

Mais il arrive que, dans des démocraties non enracinées, en quête de repères, ou dans des aires de civilisations marquées par l’autoritarisme et la tradition, des dirigeants abusent par des lectures trop personnelles ou par de mauvaises lectures de l’intégrité et de ses exigences en politique et en démocratie. C’est le cas de Kais Saied en Tunisie.

On nous a en effet rebattu les oreilles depuis son élection en 2019 (et même avant) avec l’idée d’un président « intègre », qui a été élu surtout parce qu’il était un personnage propre, désintéressé, en lutte contre la corruption, défenseur de la veuve et de l’orphelin, proche des marginaux et des pauvres. Lui-même ne ratait aucune occasion pour vitupérer les richesses mal acquises, les corrompus, complotistes, voleurs, brigands, complices du pouvoir et des partis qui ont nui au pays depuis une décennie. Le peuple adhère au discours brut, sans nuance, simpliste, qui ne lui était pas trop difficile à comprendre. Saied paraissait comme un « sauveur », un prophète venu d’une autre époque, dont le « message » était de purifier la nation de toutes les insanités. Il tombe à pic au moment où la population se retournait contre la révolution, contre la classe politique et contre les nuisances islamistes. Il était alors le plus à même d’incarner l’unité nationale à défaut de pouvoir diriger véritablement l’Etat dans un régime normalement dirigé par le couple parlement-gouvernement. Il avait la légitimité de « l’intégrité », censée être dans cette conjoncture maudite, supérieure à la légitimité électorale ou à la légitimité du droit pour un peuple victime du « révolutionnisme » outrancier et même de « démocratisme ».

Mais, en démocratie, « l’intègre » qui viole la Constitution, elle-même produit d’un dialogue, et qu’il a juré de défendre, qui fait un coup de force institutionnel, qui confisque soudainement tous les pouvoirs de l’Etat par des moyens militaires, qui recourt à un état d’exception pour changer la nature du régime et de sa présidence, qui divise les Tunisiens entre les « bons » et les « mauvais », qui transgresse le pluralisme des partis et des opinions, qui se retourne contre les alliés diplomatiques traditionnels du pays, qui prend goût au gouvernement décrétal, à ce que Giorgio Agamben appelait la « force de loi sans loi », qui se met à imiter les dictateurs de type Al-Sissi, Khadafi et autres, cesse par là même d’être « intègre » ou « propre » sur le plan moral et politique.

En démocratie, le chef de l’Etat est chargé de veiller au bon fonctionnement des institutions, de les préserver et de les remettre à la fin de son mandat en bonne et due forme à ses successeurs légitimes. C’est en ce sens qu’un président incarne l’unité nationale (et non la division nationale). Chargé de veiller aux institutions, il ne doit pas chercher à les éradiquer juste pour exprimer une conception personnelle ou un quelconque ressentiment personnel. S’il s’avère nécessaire de procéder à des réformes fondamentales ou même de changer de régime, il est tenu d’y procéder par des voies politiques, c’est-à-dire par le dialogue, la concertation et le compromis avec les forces politiques et les forces vives de la nation, en suivant les règles constitutionnelles. L’intégrité est une vertu morale qui se définit comme « l’état d’une chose qui demeure intacte, entière » (l’intégrité du territoire ou d’une doctrine par exemple), qui ne doit subir aucune altération, outre qu’elle exprime la « probité absolue » et « l’honnêteté rigoureuse » dans les comportements des hommes. En politique, c’est autre chose. L’homme intègre est celui qui respecte les droits et les libertés, qui maintient en l’état les institutions dont il a charge, qui les rend intactes, dans l’état même où il les a trouvées, qui accepte son rôle d’arbitre et de conciliateur au-dessus de la mêlée, comme un sage. Elu par des institutions démocratiques, il gouverne, puis quittera le pouvoir en vertu de ces mêmes institutions démocratiques.

Mais, le pouvoir personnel, l’exclusion, l’exceptionnalisme, la violation de la Constitution par un homme au pouvoir sont le contraire même de l’intégrité politique et de l’intégrité morale d’un homme, quelle que soit la finalité envisagée. L’usurpateur ne peut aspirer à être qualifié d’ « intègre ». Il ne rend pas ce qu’il a pris illégalement, il ne laisse pas intactes les choses qu’on lui a prêtées provisoirement. Il est comme le locataire qui décide de ne plus quitter le domicile qu’on lui a loué, qu’il a transformé de fond en comble sans l’avis du propriétaire, ou qui a décidé unilatéralement de payer un loyer inférieur à celui indiqué dans le contrat de location. Toutes choses de nature à désintégrer l’intègre.

Un homme qui prône l’intégrité absolue à une époque de pluralisme des valeurs et des opinions est contre-indiqué en démocratie, outre que c’est un non-sens politique. Une nouvelle démocratie, même balbutiante, postérieure à une révolution, devrait d’abord apprendre aux dirigeants qui la servent le respect du droit et des institutions, la discipline et la liberté des individus, avant de vouloir imposer par la force brute et par la soi-disant rectitude morale d’un seul, une lecture particulière et aventureuse de la politique et des institutions. En démocratie, on ne le dira jamais assez, l’intégrité est la conséquence du respect du droit, de la citoyenneté, du pluralisme correcteur, de l’homogénéité sociale, de l’alternance au pouvoir, des élections disputées, de la séparation et la collaboration des pouvoirs, de la liberté de presse dénonçant les abus, et enfin de la justice, censée être indépendante, mieux placée pour contrôler les abus et les déviances des hommes politiques. En un mot, « l’intégrité » est le produit du droit et de la liberté en démocratie, pas le fait d’un homme isolé. C’est la démocratie qui force les dirigeants à être intègres, pour qu’ils puissent préserver leur légitimité auprès de l’opinion. L’inverse est très dangereux, comme en témoigne l’histoire des dictateurs, des révolutionnaires et des « incorruptibles » introduisant par la force brute la morale en politique.

 

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Hatem M'rad