Point de vue – Tunisie. L’anti-dialogue, l’autre violence politique

 Point de vue – Tunisie. L’anti-dialogue, l’autre violence politique

Plusieurs pays francophones voient d’un mauvais oeil l’accaparement des pouvoirs par le président tunisien Kais Saied. JOHANNA GERON / POOL / AFP

Dans un pays à la cherche de sa démocratie, le dialogue politique est incontournable, notamment en période de crise. Le président tunisien s’y refuse. Pourtant, le dialogue politique a souvent sauvé la Tunisie du blocage.

 

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En politique, on peut provoquer la violence politique de manière préméditée, et c’est le cas des régimes dictatoriaux, qui verrouillent le système politique à la base. Mais, il arrive également qu’on crée la violence politique en refusant le dialogue et le compromis avec les forces politiques et les forces vives de la nation, surtout lorsque ce refus se situe dans le cadre d’un régime d’exception temporellement élastique, et déformé en la forme, comme c’est le cas d’espèce en Tunisie depuis le 25 juillet.

La violence politique systématique est une violence à la fois symbolique, physique, répressive et morale. La violence anti-dialogique est une violence diffuse qui, normalement, produit une immobilisation certaine de la vie politique et un fixisme historique. Cette dernière, par son usage malhabile, rigide et extensible, par son ancrage dans le vide institutionnel, est de nature à générer de proche en proche, chez un peuple qui a choisi en dépit de tout la démocratie à travers une révolution, une violence physique par des restrictions répétées et injustifiées de liberté.

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Le dialogue politique (et son corollaire aujourd’hui : le dialogue économique, social, éducatif, écologique) participe à la fois de l’idée de démocratie, comme l’ont bien vu les Anciens du monde grec et romain ; de l’idée de compromis, comme l’ont conçue les penseurs raisonnables de la politique, de Aristote à Aron, en passant par Kant ; de l’idée de délibération publique chère à Habermas ; et de l’idée de gouvernance chère aux Anglo-saxons. Le dialogue participe même de l’idée de réconciliation nationale ou de reconnaissance sociale, comme le considéraient Charles Taylor ou Axel Honneth. Sans oublier qu’à l’échelle politique, le dialogue ne peut se réduire à un électoralisme représentatif qui n’explique pas tout en démocratie et qui n’est que le verre à moitié plein.

C’est dire combien l’anti-dialogue obstiné du président est lourd de conséquences. L’anti-dialogue est en l’espèce l’équivalent du dialogue imposé unilatéralement, selon les procédés d’une seule partie, notamment le pouvoir. L’orgueil revanchard de vouloir « sa république », « sa constitution », « son régime politique », « son peuple » est une ambition outrancière, trop même, pour un homme venu tard dans la politique, sans vécu politique. La nation prend le risque de confier son destin à un homme sans expérience politique, qui, comme le disait Néjib Chebbi, « ne connaît pas les hommes », autrement dit, la gestion des hommes. Le président divise les Tunisiens, prélude probable d’une agitation sociale et de dérives violentes. Il les détourne du Bien public, exprimé par un homme acariâtre, isolé de la société et du monde, qui ne semble pas beaucoup aimer en profondeur son peuple, malgré les déclarations d’amour populistes à son endroit. L’anti-dialogue est une contre-philosophie écervelée d’essence aventuriste. Il fait assumer à son auteur des risques non dénués de gravité pour la nation. Peut-être que le président n’aime pas le dialogue, parce qu’il le contraint à affronter des partis, des institutions, des hommes plus expérimentés que lui, qui risquent de le détourner du « droit chemin », de ressortir sa face cachée et de le mettre en mauvaise posture auprès de l’opinion.

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La Tunisie reste malgré tout une terre de dialogue. Carrefour de civilisations, méditerranéenne, ouverte sur les deux rives depuis trois milles ans, destinée aux échanges des biens et des hommes. Il serait difficile de la dérouter de son destin. Même Ben Ali, le dictateur a eu son « moment dialogique ». Des tentatives de dialogue et de consensus ont eu lieu en 1988 entre le parti au pouvoir, l’opposition et la société civile. Un dialogue confirmé par la conclusion du « Pacte National », signé la même année par l’ensemble des partis (islamistes compris), les organisations professionnelles et des représentants de la société civile. Sous sa dictature, le dialogue n’a jamais cessé entre les partis de l’opposition eux-mêmes, notamment dans le cadre du « Mouvement du 18 octobre », qui a réuni les partis d’opposition, laïcs et islamistes, la LTDH et d’autres militants. Sur le plan économique et social, l’ère dictatoriale a mis en scène le dialogue économique et social à travers la négociation des « conventions collectives », procédé instauré par Hédi Nouira et l’UGTT, repris sous Ben Ali. Après la révolution, l’idée de dialogue national a toujours été placée en arrière-plan aux moindres difficultés de la transition, au moindre blocage. L’Instance Ben Achour était aussi une forme de dialogue politique et législatif en l’absence d’un parlement. Le « Dialogue national » de 2013 est une des plus belles réussites de la transition. La célèbre « Commission de consensus » qui a coordonné la finalisation de la Constitution de 2014 avec le Dialogue national est un autre mode d’expression du dialogue inventé par les Tunisiens. En tout cas, l’élite tunisienne a su être à la hauteur dans des moments de haute intensité historique, grâce notamment au leadership rassembleur de quelques hommes. C’est par le dialogue qu’on a réussi à organiser les premières élections démocratiques du pays en 2011, puis en 2014 et 2019. Elections dont le président Saïed en est aujourd’hui le principal bénéficiaire, même s’il nage à contre-courant. Essebsi a tenté après 2014 de reprendre une autre formule de dialogue national, restreint cette fois-ci aux organisations professionnelles nationales, mais il a échoué à le faire, même si l’esprit du dialogue y était.

Le Dialogue s’est souvent imposé en Tunisie comme un message d’espoir. Les acteurs politiques tunisiens ont, il est vrai, du mal à le faire naître, à l’imposer et à le réussir. Cela a nécessité beaucoup de sacrifices consentis par les parties. Mais, cela en valait la chandelle. Le Dialogue modère les jusqu’au-boutistes et rassure les hommes sensés. Il faut croire que le dialogue est en Tunisie, comme ailleurs, un point de passage de la violence à l’institutionnalisation de l’Etat. Tout le monde l’a compris en Tunisie, sauf un.

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Hatem M'rad