Point de vue – Tunisie. Monde idéal contre monde réel

 Point de vue – Tunisie. Monde idéal contre monde réel

Présidence de Tunisie / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

La politique est tout sauf un monde imaginaire ou préconçu en dépit des résolutions idéalisées, réfractaires aux pesanteurs du réel du président tunisien.

 

En politique, les dirigeants, essentiellement porteurs d’une éthique de responsabilité, comme le soulignait Max Weber, doivent-ils croire à ce qu’ils souhaitent ou à ce qui est ? On peut certes faire en sorte que ce qu’on souhaite se réalise, avec un peu de chance, mais à condition de reconnaître au préalable ce qui est comme base de départ. Les pouvoirs politiques agissent d’abord sur un monde extérieur, interne ou international, font face à des forces et des contraintes multiples qu’ils tentent de gérer, amadouer, structurer ou modifier par leur action, discours et actes. La réalité ne manque pas d’ailleurs, lorsqu’on tente de l’oublier par des remises en cause radicales, de rappeler son existence en cette sphère. Pire encore, certains hommes au pouvoir aperçoivent à partir des hauteurs où ils se placent, et faute d’empirisme ou d’expériences pratiques nécessaires, des « réalités » imaginaires qui conviennent mieux à leurs idéaux insatiables. Les sociétés imaginaires, purifiées ou idéalisées, telle La République de Platon ou L’Utopie de Thomas Moore sont des vues de l’esprit dans l’action pratique. Même Platon a été conduit à rectifier sa société imaginaire dans Les Lois, son livre de maturité.

 

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Le monde idéal existe bien en politique. Il nourrit souvent les débats médiatiques ou politiques, de la majorité comme de l’opposition, des intellectuels comme des poètes et artistes. Mais ses lois ne valent pour le monde réel que sous réserve d’une vérification expérimentale. On a connu dans le passé des idéologies de l’histoire, aussi dogmatiques que prophétiques, transposables dans tout l’univers, puis le prophétisme providentiel et sanguinaire des islamistes, on voit encore se défiler sous nos yeux les pensées volontaristes ou unilatérales, prétendument nécessaires, à l’ère de l’illumination saiedienne, dont le contraire est supposé inconcevable, et qui n’ont pas plus que les imaginations précédentes, la tentation de vouloir s’imposer artificiellement au réel.

Il faut dire et rappeler qu’une imagination, qu’elle soit ou non nécessaire, positive ou négative, n’a d’autre valeur par rapport au monde réel que celle d’un pressentiment ou d’un apriorisme. L’inaptitude à prophétiser ou à imaginer des scénarios chez les dirigeants réalistes, lucides et responsables ne signifie pas que leurs vœux mesurés et gradués ne puissent pas se réaliser. Les questions se rapportant à l’existence réelle des hommes et des groupes ne peuvent être résolues que par la connaissance intime ou l’expérience compétente du monde réel. Bourguiba avait une vision politique, mais partait toujours de la réalité tunisienne, qu’il cherchait à corriger progressivement. Lorsqu’on tourne le dos à l’expérience de l’existence, lorsqu’on croit que le problème de cette réalité ne se pose pas, qu’il n’a pas de sens, la volonté idéalisée d’un individu, aussi puissante soit-elle, aussi fortement exprimée au sommet de la hiérarchie, risque de rester purement  verbale. Le pouvoir ne peut transformer le vide ou le néant de la pensée en « réalité nécessaire ». La véritable preuve de la valeur réelle d’un quelconque monde idéel ou idéal, c’est son applicabilité dans le monde matériel et physique de l’existence humaine et sociale.

 

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L’illuminé isolé, seul juge de l’état et de la nature de la démocratie, croit qu’un coup de force ou un coup d’Etat ou une rectification brutale et machiavélique d’un processus démocratique engagé depuis une dizaine d’années, aussi dysfonctionnel soit-il, pensé dans un bloc-notes autour de conseillers idéalisant eux-mêmes la politique et l’Etat, ambitionne de retrouver une révolution mythifiée, et renouer avec une démocratie idéale, plus supposée que réelle, relevant d’un peuple mythiquement indivisible.

La réalité, l’expérience, et même les ressorts de l’existence politique n’ont pas de place dans la mise en place d’un système préconçu. La croyance en la véracité de l’imagination est ici plus profonde que la réalité de l’existence. Le résultat est prétendument connu à l’avance par sa seule cause à la faveur d’une logique volontariste à rebours. La réforme est complaisance, le parlement est corruption, l’Etat est défaillance. La réalité est terriblement autre. Le 25 juillet a lui-même aggravé la faillite de l’économie tunisienne. La suspension du parlement a produit une crise de confiance interne et internationale dans la crédibilité de la Tunisie. Le gouvernement, éternellement provisoire, n’a pas les moyens de gouverner ou de se projeter, gênés par les volte-face du président ou par la résistance des chancelleries, aphones à ses appels. La dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature est inopportune, survenue au moment même où la Tunisie négocie des crédits vitaux avec le FMI. L’Union européenne est sur le point de suspendre ses aides à la Tunisie. La consultation électronique, dans un état d’exception et dans un Etat en suspens, s’est avérée un échec total, même auprès des fidèles du candidat Saied, comme le montre les quelques dizaines de milliers de participants à qui on a eu du mal à expliquer les difficultés de l’opération. L’isolement de la Tunisie est un fait avéré, tant sur le plan économique que sur le plan diplomatique.

 

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Le monde idéal n’est pas identique au monde réel. La différence essentielle qui les sépare est que le premier se compose d’images ou de représentations idéelles, et que le second est une contrainte déshumanisée, comme nous le rappellent la science positive ou les faits d’expérience. Les dirigeants aux conceptions rigides préfabriquées, sans jugement critique, ne saisissent au dedans d’eux-mêmes, comme au-delà d’eux-mêmes, que des images ou des sentiments. Ils créent tout au plus, comme l’évoquent les psychologues « des systèmes impersonnels d’imaginations psychologiques ou sensitives, dont il n’y a aucun lieu de penser qu’elles existent pour soi. » (Rauh F, « L’idée d’expérience », Revue de métaphysique et de morale, 1908). Même le monde de la fiction a ses propres lois constatées par l’histoire et critiquées par la science.

Le monde idéal ne peut s’adapter au monde réel, même si le monde réel a, lui, la capacité et la compétence de s’adapter au monde idéal et idéel ou d’en tenir compte. Les forces d’inadaptation ont peu d’avenir dans un monde politique d’existence impitoyable, en mutation rapide, dans lequel tout acte, tout geste, toute action est une vie d’expérience située dans le temps et dans l’espace. Le concept d’adaptation ne sert-il pas généralement à comprendre la relation qui existe entre les structures et les fonctions qu’elles remplissent ? Dire d’un organe ou d’un outil qu’il est bien adapté signifie qu’il est efficace, autrement dit que les caractères de l’objet sont bien appropriés au rôle qu’il peut jouer. L’action politique est un champ de régulation, de coordination, d’arbitrage devant pacifier des conflictualités multiples dont l’espace d’intervention se trouve dans l’expérience sociale et humaine. En somme, la politique est comme l’homme lui-même : ou elle a l’intelligence de s’adapter à la réalité complexe ou elle est vouée à l’extinction. Rêver la politique a quelque chose de démentiel.

 

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Hatem M'rad