Point de vue – Tunisie. « Lisez Montesquieu », dit-il

 Point de vue – Tunisie. « Lisez Montesquieu », dit-il

Le Président de la République tunisienne Kais Saied a annoncé la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, le 06 février 2022.

Kais Saied dissout le Conseil supérieur de la magistrature. Et il prend la peine d’inviter ses critiques ou opposants à bien lire Montesquieu à propos de la question de la justice.

 

« Lisez Montesquieu » dit Kais Saied, sur un ton ordonnateur, dans ses nouveaux « tawjihat er-raïs » en s’adressant à tous ses opposants et ses critiques. Qui l’aurait cru, et ce n’est pas la première fois, le président fait appel à Montesquieu, le théoricien de la séparation des pouvoirs, pour justifier le contraire de ce que dit ce dernier, c’est-à-dire la confiscation et la concentration des pouvoirs. Montesquieu, le théoricien du gouvernement modéré, de la politique raisonnable, du juste milieu, n’aurait jamais imaginé qu’on pouvait faire appel à lui pour légitimer des actions extrêmes et extra-légales. Qui l’aurait cru, alors que Montesquieu parlait de la « puissance de juger », le président Saied, pour justifier la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, aussi gangréné soit-il, réduit cette « puissance de juger »  à une simple « fonction » ou autorité. Entendez qu’elle doit être réduite à sa volonté personnelle, en tant que détenteur de la « puissance exécutrice ». Même la « fonction » de la justice avait un sens précis chez Montesquieu. Un contre-sens de mauvais aloi.

Montesquieu a considéré dans le chapitre VI, livre XI de son livre De l’Esprit des lois (p.294-304), et dans l’esprit aussi de sa doctrine et de son livre, que le seul pouvoir qui devrait être totalement indépendant par rapport aux deux autres pouvoirs est celui de la justice, cette « puissance de juger » (et non « fonction »). Pourquoi ? D’abord, parce que la justice ne collabore pas politiquement avec les autres pouvoirs comme eux. Ensuite, parce que les deux autres pouvoirs, le législatif et l’exécutif, sont des pouvoirs d’ordre politique, qui ont la « faculté de statuer », c’est-à-dire  « le droit d’ordonner par soi-même, ou de corriger ce qui a été ordonné par un autre » (p.298). La faculté de statuer est dans son esprit la faculté de décider, en proposant ou en modifiant les lois, exercée par le chef de l’exécutif ou le législateur. Tandis que les juges ont seulement « la faculté d’empêcher », c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de droit d’initiative, mais « le droit de rendre nulle une résolution prise par quelqu’un d’autre » (p.298), appliquer ou ne pas appliquer la loi, défendre les individus, arrêter judiciairement les autres pouvoirs. Notons l’expression « rendre nulle » la décision des autres, c’est-à-dire l’annuler ou l’écarter de droit. Si celle-ci est une fonction, elle est de type décisoire. En d’autres termes, les juges « empêchent » les abus des deux autres pouvoirs politiques, le législatif et l’exécutif, qui ont, eux, la « faculté de statuer », le pouvoir de décider, et à ce titre peuvent abuser, tromper et se tromper ou violer les droits, les libertés et les garanties des citoyens. A la limite si le juge a une quelconque « fonction », rappelée dédaigneusement par Saied, c’est celle-ci : veiller à ce que les autres pouvoirs politiques n’abusent pas de leurs pouvoirs ou fonctions, en les contraignant à rester opératoires juste dans leurs domaines respectifs.

Alors, la « puissance de juger » n’est pas seulement une fonction de l’Etat, elle est aussi un pouvoir. D’ailleurs, aujourd’hui, on considère dans la théorie politique que les trois pouvoirs de l’Etat, politiques ou judiciaire, censés être séparés ou distincts, exercent tous, chacun dans sa sphère, une fonction particulière de l’Etat. C’est valable aussi bien pour la fonction législative, la fonction exécutive que pour la fonction judiciaire. L’Etat est responsable en bloc de tous ses organes, de tous ses services. Il y a moins des « pouvoirs » ou des « fonctions » que des autorités multiples et variées au sein de l’Etat, chacun ayant une mission déterminée qu’il exerce au nom de l’Etat et de l’intérêt général, même si ces « pouvoirs » sont souvent entre les mains de majorités ou de partis politiques, victorieux aux élections, du moins pour les pouvoirs de type politique. Cela n’empêche pas que ces pouvoirs soient tenus d’après Montesquieu, « d’agir de concert », de collaborer ensemble, pour le bien de l’Etat et des individus.

Ainsi, le message de Montesquieu, pour que la distinction des pouvoirs ait un sens, c’est qu’aucune des « puissances » ne puisse interférer dans la sphère des deux autres « puissances ». Car, « Lorsque, dans la même personne ou dans le corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice (cas des pouvoirs concentrés entre les mêmes mains de Saied), il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque (et la crainte est réelle en l’espèce) ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques, pour les exécuter tyranniquement » (p.294). Il n’y a en effet pas de liberté aussi bien lorsque l’exécutif s’immisce dans le législatif et la justice que lorsque le législatif interfère de même dans les deux autres que lorsque les juges interviennent dans la sphère des deux autres pouvoirs. Le citoyen retombe dans la dictature dès que le législateur ou l’exécutif cherchent à « juger » les particuliers à la place du juge, c’est-à-dire à politiser la fonction de juger.

Pourquoi Montesquieu a-t-il érigé en système cette pratique institutionnelle anglaise qu’il a observée durant son séjour en Angleterre ? Parce que la liberté des individus dépend des freins mis à l’extension du pouvoir (au singulier), comme des pouvoirs (au pluriel). L’esprit de la distinction des pouvoirs est fondé sur ce que les Anglais appellent le « trust » (confiance), qui n’est autre chose que la liberté confiante à l’intérieur du système politique. « La liberté politique, dans un citoyen, est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sureté (la sureté est une garantie devant être redevable à l’indépendance de la justice) ; et, pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel, qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen » (p.294). Or, le citoyen tunisien peut légitimement craindre d’autres citoyens tunisiens (affiliés au réseau saiedien, propagandistes agressifs et protégés par lui) lorsque la « puissance de juger » est réduite à une fonction, dans le sens banal ou péjoratif du terme, ou pire, lorsqu’elle est remise entre les mains du président, qui n’est autre chose qu’un homme politique élu, partisan parmi les partisans, défendant un programme politique parmi d’autres, ou une conception particulière du peuple, différente de celle des autres partis, courants et citoyens, conformément au pluralisme social et politique.

Alors, Saied est-il vraiment obligé de dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature, qui vaut dissolution de la justice entière, quelle que soit la place de la corruption dans ce conseil, infecté en partie par les interférences islamistes, chose dont personne n’en doute ? Pourquoi cette impuissance politique à réformer et cette brutalité destructive et impolitique? Faut-il tout dissoudre, raser le pays de fond en comble, et tout détruire pour espérer améliorer le jeu institutionnel, juste pour annuler la force ou extirper la malfaisance des  islamistes, déjà en perte d’influence ? Après le Parlement, la Cour constitutionnelle, la Constitution, les autorités de régulation, viendra probablement le tour de la justice, puis le tour des associations (projet en cours, réducteur des libertés associatives), puis des partis, puis des médias, puis des fonctionnaires, puis des citoyens, des entreprises, des syndicats, jusqu’à l’autodissolution de sa propre personne ou la solitude d’un pouvoir qui, ayant tout démoli autour de lui, n’aura plus sujets à gouverner.

Le président devrait lui-même méditer Montesquieu : « … moi qui crois que l’excès même de la raison n’est pas toujours désirable ; et que les hommes s’accommodent presque toujours mieux des milieux, que des extrémités ? » (p.304).

« Lire Montesquieu », oui. Prenons le président au mot. Mais, à chacun sa lecture des écrivains et de leurs écrits. La lecture politique des esprits n’est pas la lecture philosophique la plus recommandée. On ne peut faire appel à Montesquieu pour lui faire dire le contraire de ce qu’il dit. Montesquieu est un réformateur, pas un destructeur. Son œuvre fait appel à la liberté, à la tolérance et au pluralisme, qui ont contribué à la formation des démocraties modernes, même si cet aristocrate a quelques penchants conservateurs. Pour lui, la préservation de la liberté est intrinsèquement liée à la loi, faite par un législateur, exécutée par un gouvernement et appliquée et défendue par un juge, tous indépendants en principe. Et la loi dans son esprit n’est pas autre chose que l’organisation de l’Etat et des institutions. La liberté n’est issue ni de l’anarchie ni de la dictature, elle consiste juste, rappelle Montesquieu, à « pouvoir faire tout ce que les lois permettent », sous le contrôle bien sûr d’un juge bienveillant.

 

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Hatem M'rad