Point de vue – Tunisie. Glorification du passé et salafisme de l’esprit

 Point de vue – Tunisie. Glorification du passé et salafisme de l’esprit

Mesures de sécurité prises contre un rassemblement prévu à l’avenue Habib Bourguiba pour protester contre les « décisions extraordinaires » du président tunisien Kais Saied à Tunis, Tunisie, le 17 décembre 2021. Yassine Gaidi / AGENCE ANADOLU / Agence Anadolu via AFP

Le passé est normalement neutre par rapport au présent. Mais les pouvoirs et les politiques peuvent en faire de bons ou de mauvais usages, selon que leur perspective est passéiste ou progressiste, circonstancielle ou objective.

 

La glorification du passé revient en force en ces périodes troubles ou instables, de mutation. Tous les pays y passent, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. En Russie, l’ère de l’Union soviétique est toujours glorifiée, trente ans après la chute du Mur de Berlin, notamment par Poutine, qui s’en réclame fièrement, comme par les générations russes qui ont connues cette époque. Beaucoup de nostalgiques de l’URSS, de sa « grandeur » perçue à travers une assistance déresponsabilisée, en opposition à l’instabilité flexible, semi-autoritaire, semi-plurielle d’aujourd’hui, mais sans regard pour les dérives de cet empire, et son immobilisme forcé. Beaucoup de Russes pensent que l’URSS dictatoriale et impérialiste était plus puissante et plus respectée dans le monde que la Russie d’aujourd’hui, même si l’Etat est demeuré aussi « impérialiste » qu’auparavant. En France, les forces de réaction, prolongement de la contre-révolution d’hier, sont toujours là, sous l’habillage de l’extrême droite. Mêmes les forces républicaines s’y mettent, se positionnant contre l’invasion du barbare étranger, rêvant d’une France profonde, mérovingienne, celle de la pureté historique. Trump n’a cessé de glorifier à son tour le passé suprémaciste des blancs, obscurci par les droits des minorités et des noirs d’aujourd’hui, en dépit de la jeunesse historique de la nation américaine, nation melting-pot, venue de toutes parts.

En Tunisie, la contre-révolution, née simultanément avec la révolution, et qui a contaminé une partie de l’opinion, se réclame avec ostentation de l’ordre de Ben Ali. Le désordre de la transition a alimenté l’ordre martial ancien. A leur tour, les  Islamistes restent attachés à leurs référents salafistes de manière déclarée ou dissimulée. L’islamisme théocratico-politique est ou un passé ou il ne l’est pas. Il y a certes des degrés dans le salafisme, mais la doctrine du prédécesseur est toujours présente. De même Kais Saied, le président actuel, est un personnage conservateur, tourné vers le passé, la tradition et ses référents. Omar Ibn al Khattab est son modèle de gouvernance, l’interprétation littérale de l’islam est son exégèse préférée, la confuse Constitution bourguibienne est son repère, sans oublier l’attachement à l’inégalité successorale et à la peine de mort. Des relents passéistes et conservateurs incontestables. On n’est pas loin en Tunisie du salafisme de l’esprit. On ne retient de l’histoire que ses aspects fixistes, premiers, identitaires, dénigrés par le progrès des siècles.

Pourtant, Il y a deux manières d’envisager l’histoire : le mode illusoire, celui du nostalgique, voire réactionnaire ou conservateur, regrettant les temps présents, négateurs de la tradition du prophète pour les uns, la « douceur » de vivre de leur passé et de de leur jeunesse pour les autres ; puis le mode réaliste, qui cherche à aller devant, à régler les problèmes pressants du jour sans regard pour le passé nostalgique et romantique, mais exploitant toujours les enseignements de l’histoire et sa riche expérience pour les seuls bienfaits du présent, sans retour en arrière.

En d’autres termes, il y a d’une part, l’histoire du passé, histoire fétichiste, répétitive, sans imagination et improvisation créative; et d’autre part, l’histoire présent-avenir, qui prend appui des lumières du passé pour mieux rebondir et se projeter dans le progrès. Ici on considère le progrès humain (et politique) comme le prolongement naturel et progressif de l’histoire et ses expériences, à la manière de l’Esquisse du tableau historique de Condorcet de 1793, pour lequel l’intelligibilité de l’histoire se comprend à partir de la constitution morale de l’homme et du développement nécessaire de ses facultés, de l’effet d’entrainement opéré par les sciences physiques sur les sciences morales et politiques, et de l’amélioration du monde social grâce à un art politique rationnel (Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Flammarion, 1988).

La transition tunisienne a connu et connaît encore l’histoire passéiste, des contre-révolutions séculières aux contre-révolutions religieuses. Il y a même des contre-révolutions qui s’ignorent, qui prennent un peu des premières et un peu des secondes. Au lieu d’aller vers plus de liberté, on ferme le jeu ; au lieu de passer de la démocratie de transition à la démocratie consolidée, on revient à la dictature de départ, aussi injustifiée qu’indéterminée. Au lieu de proclamer l’égalité franche hommes-femmes, on s’en tient aux discriminations révoltantes, au nom de la religion. On s’en vante même. On laisse faire les mariages coutumiers de la jahiliyya au XXIe siècle. La mentalité salafiste est persistante auprès de l’opinion. C’est l’histoire à reculons. Les consultations électroniques supposées innovantes, paraissant anachroniques dans cet esprit. Ce sont de fausses innovations, de fausses modernités, inconciliables avec les inégalités de droit.

 

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Hatem M'rad