Point de vue. La démence du droit dans un pays arabe

 Point de vue. La démence du droit dans un pays arabe

FANATIC STUDIO / GARY WATERS / S / FST / Science Photo Library via AFP.

Le monde arabe a une culture démente, voire démoniaque, du droit. Non seulement la loi relève du maître, mais on lui fait dire encore la chose et son contraire. La déchirure du droit atteint toute la société.

 

Nul ne l’ignore, la notion de loi est pathologique dans les pays arabo-musulmans autoritaires, traditionnels, marqués par le tribalisme, le régionalisme et l’« ethnicisme », qui n’ont connu ni révolution de la Raison, ni révolution industrielle, ni révolution séculière de la modernité, même s’ils ont connu des révolutions ou pseudo-révolutions politiques. Des Etats dont le calcul rationalité-efficacité, expliqué notamment par Pareto dans sa distinction entre actions logiques et actions non logiques, ne fait pas partie de leur bréviaire politique. Les dirigeants, sûrs de se maintenir indéfiniment au pouvoir, sont les maîtres faiseurs et violeurs de la loi. Lois, imposées par la force et la brutalité, non par la raison et la délibération.

Nul ne s’étonne de la difficulté de la loi à pénétrer les mœurs arabes. Les sociétés sont l’image fidèle de leurs maîtres. Le contre-modèle s’institutionnalisme en profondeur dans la société par la déformation. Même les juges et les avocats s’y mettent. La règle est déréglée : on ne fait pas la queue, on resquille ; le piston supplante les règlements ; le code de la route est inassimilable ; la femme, l’égale de l’homme, est méprisée ; on expose sa vulgarité au vu et au su de tout le monde, même dans les médias ; on chahute ; on viole la propriété d’autrui. La société manie l’art des passe-droits, comme substitut au droit rectiligne. Bref, on fait le contraire de ce que dit la loi. Petitesse des prouesses ou héroïsme des faibles. Certainement une manière d’étaler sa puissante impuissance auprès de ses semblables ou de défier les forces hégémoniques. Le dérèglement social est total. Le pouvoir se corrompt en corrompant la société avec lui, en l’entraînant dans ses vices. N’ayant pu la tenir debout, il la fait tomber avec lui.

Les dirigeants arabes ne peuvent s’accommoder de la rectitude du droit et de la morale, de l’impartialité et de l’objectivité de la loi, comme règle valable pour tous, sans distinction. La loi est une « règle », dans tous les sens du terme : ligne de conduite ou directrice, ligne droite ou instrument de mesure, ensemble de préceptes disciplinaires, ou encore procédé mathématique tendant à résoudre certains problèmes. Règle issue de la raison ou du calcul de la raison. Le chef arabe, militaire ou civil, veut incarner la loi, comme argument d’Etat, puis du sur-Etat, puis du non-Etat. Le monde arabe se situe encore sur le plan historique à la fin XVIIe siècle ou au XVIIIe siècle européen à la veille des Lumières. Epoque où la loi se réduisait à la volonté, voire au caprice, du monarque, où elle symbolisait, même dans l’imaginaire collectif, un homme providentiel au pouvoir. Le monarque faisant corps avec la loi, par la force de la concentration du pouvoir, l’impéritie institutionnelle, et la volonté de Dieu, en tant que garant de l’unité religieuse. Ce n’est pas un hasard si cette signification et pratique de la loi dans le monde arabe s’enracine dans cette Fatwa religieuse, produite par l’autorité religieuse alliée au pouvoir politique, valant comme volonté de Dieu signifiée par des mortels.

Cette pathologie de la loi, qui a des réminiscences culturelles et religieuses dans un monde arabe dévot, pieux, fétichiste, théocratisé par certains aspects, ne concerne pas seulement les Etats autoritaires, mais aussi les Etats semi-autoritaires, semi-pluralistes, qui ont des institutions « démocratiques », une presse semi-indépendante et des parlements pluralistes. En somme, un pluralisme faire-valoir du régime et d’un homme « éternel » intouchable.

Plus encore. A supposer même qu’un Etat arabe vit une expérience démocratique ou libérale (dans le sens compréhensif du terme), il est aussitôt rattrapé par son héritage culturel autoritaire. Le droit, plus que pathologique, peut encore dans ce cas être frappé de démence. Quoi de plus dément qu’une démocratie de transition mettant fin à une dictature, comme la Tunisie, qui fait aussitôt un retour en arrière dans la dictature, sous prétexte de réinstaurer la démocratie ? Quoi de plus dément qu’un dirigeant politique, comme le président Saied, qui veut rendre un peuple libre par son asservissement, par la « technique » de l’éphémère, exceptionnellement extensible ? Comme la dictature du passé qui se projetait dans l’idéologie du développement au prix de l’abaissement de tous. L’acharnement mis par Kais Saied dans le rétablissement du droit, bafoué par les islamistes et leurs alliés, est celui-là même qui a été suivi par lui dans la violation flagrante du droit, et notamment de la norme suprême. Il y a pire : On peut violer le droit une première fois pour le violer encore une seconde fois. On sait que l’état d’exception dans les systèmes constitutionnels démocratiques n’autorise nullement les autorités politiques à modifier ou à refaire une Constitution. Non content de violer l’article 80 de la Constitution, Saied viole encore une tradition constitutionnelle bien établie : ne pas réviser une Constitution en période exceptionnelle, parce que suspensive des droits et libertés des citoyens. Ce manquement à la protection des droits des individus en période de crise cruciale serait un péché non libéral.

C’est la déchirure du droit, par le droit, par les serviteurs et les victimes du droit. Quelle fonction attribuer alors au droit : protéger ou accabler ? Quelle logique lui assigner : libérer ou asservir ? Quelle mission attribuer à un Président de la République : garant ou démolisseur du droit ? Quelle signification donner à cette double finalité : punir pour libérer et libérer pour punir ? Faut-il que les juristes et les professionnels du droit s’initient plutôt à la démonologie pour s’initier au « droit politique arabe », droit violent, sectaire, contradictoire, dément et satanique, qui confond liberté et servilité, droit et force, et qui les met entre les mains d’un seul décideur, à l’image des fatwas des imams ou des Ayatollahs perses. Le droit est-il une forme sans fond, vide de toute substance, manipulable par n’importe qui dans une impunité aussi ostensible qu’odieuse. On ne sait plus s’il faut respecter le droit ou le contourner, on ne sait plus où et quand le respecter, où et quand le contourner ? Le trouble de démence du droit terrasse tout sur son passage, maîtres et pseudo-« citoyens ».

 

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Hatem M'rad