Point de vue – Tunisie. Une consultation populaire en régime d’exception

 Point de vue – Tunisie. Une consultation populaire en régime d’exception

e-istichara.tn : Portail de consultation nationale, en Tunisie. Photo : DR

Est-ce que la consultation électronique sur le futur politique et constitutionnel est concevable dans un état d’exception dans lequel un homme confisque tous les pouvoirs de l’Etat ?

 

Que veut dire une consultation dite démocratique, ou plutôt populaire, sous l’étendard d’un régime d’exception remettant en cause la démocratie elle-même et confisquant, pour un temps quasi indéterminé, tous les pouvoirs, un par un, ou l’un après l’autre ? Comment concilier les contraires ?

Si la sociologie s’attaque aux préjugés et aux fausses évidences, la science politique étudie souvent les paradoxes. Et c’est le cas. Le procédé démocratique et le procédé autoritaire marchent-ils ensemble ? La démocratie de participation peut-elle se confondre ou se renier dans un système de non-participation ?

Une consultation menée autoritairement en haut lieu, fut-ce par la voie électronique, est déclenchée par la volonté d’un homme seul. Faire confiance au pouvoir unique qui nous veut du bien, comme dans l’ancien régime. Il saura conduire son peuple vers la liberté (rétrécie) et le bien-être (qui tarde à venir). On n’est pas loin de la thèse du droit divin et du pouvoir paternel développé par Robert Filmer dans son livre De Patriarcha (1680). Un pouvoir devant s’exercer selon ce dernier en bon père de famille, bienveillant, autoritaire et magnanime en même temps, qui connait mieux que quiconque le bonheur de ses sujets, même si en l’espèce la vision est aussi floue qu’ambigüe.

Participer à la consultation électronico-référendaire de type démocratie directe, sans vraiment participer en quoi que ce soit au pouvoir dont l’accès est fermé. Alors que la participation au pouvoir est censée être l’essence, sinon la définition même de la démocratie de participation.

Le pluralisme d’opinion supposé être le préalable du pluralisme politique des opérations électorales et référendaires n’est ainsi pas de mise. Aucun débat n’est apparu dans les médias exposant le pour et le contre, ou distinguer le pourquoi du comment de la philosophie de la consultation « populaire ». C’est comme si on organisait une élection « pluraliste » présidentielle ou législative en la restreignant d’autorité au seul jour du vote, c’est-à-dire à l’opération électorale stricto sensu. Certaines chaînes de télévision sont mises en veilleuse pour la cause. L’opinion monocolore incarnée par le président ne reconnaît pour légitime aucune opinion différente ou contraire à la sienne. Les opinions ne se valent pas dans cette « consultation populaire ».

Les citoyens consultés vont choisir et décider sur des questions complexes et rebutantes pour le commun des mortels, des profanes en matière constitutionnelle, sans être éclairés par l’opinion des « éclaireurs », acteurs politiques, analystes ou commentateurs devant leur déblayer le terrain sur la nature des régimes politiques, parlementaires ou présidentiels.

Or, non seulement l’opération se déroule dans un mutisme d’opinion paradoxal, non seulement le Président parle seul tout en confisquant tous les pouvoirs, et n’a d’égards que pour ses propres choix, comme s’il était dans la confidence des dieux pour savoir distinguer le vrai du faux et le bien du mal, mais en plus l’opération électorale se déroule dans un état d’exception. Cela nous rappelle curieusement Bachar Al-Assad, qui s’est fait réélire en pleine guerre, dans un pays en ruine. On espère ainsi que les résultats de la consultation effaceront les défauts de l’opération, amputée des débats pluralistes et démocratiques préalables, et que les fins justifieront, encore une fois, les moyens. Comme la prochaine Constitution, qui aurait justifié après coup le coup de force d’un homme. Les résultats de l’opération combleront-ils le président ? Parce qu’il n’est pas impossible que le taux de participation soit en deçà des espérances, touchant une bonne partie de l’électorat de base de Kais Saied dans les régions marginales et quartiers populaires, pas forcément prédisposé à la technique électronique.

C’est d’ailleurs pourquoi les procédés de consultation interviennent généralement lorsque le dossier est bien avancé, pas avant. En l’espèce, c’est le contraire qui se produit. Les Tunisiens choisissent l’option proposée, la commission rédige la Constitution sous le contrôle du président. Quelle différence avec le plébiscite si la consultation ne peut être regardée comme une participation-décision, mais seulement comme une participation-consultation. La souveraineté populaire ne peut ici s’exprimer avec éclat, comme le souhaitait en tout cas, ses promoteurs.

Participer sans participer n’est pas un art, loin s’en faut, mais une malformation congénitale dans les pays arabes, où la participation ne signifie pas partage du pouvoir ou pouvoir du peuple, mais plutôt mobilisation du peuple autour du projet d’un homme ou d’un parti au pouvoir (qui ont déjà décidé avant terme). A quel pouvoir (politique et constitutionnel) pourrait prétendre le peuple s’il ignore le jeu technique et les subtilités philosophiques des différences entre les régimes politiques (parlementaires et présidentiels), leurs conséquences, leur équilibre, leur probable dysfonctionnement ? Les Tunisiens se borneront, du moins pour ceux qui daignent y participer, à répondre pour répondre (s’ils en ont la capacité). C’est dire que le pouvoir invite le peuple à répondre à des questions qu’il ignore (choisir un projet technique, ce n’est pas comme choisir un parti ou un homme). Le peuple est poussé à ce qu’on appelle l’ultracrépidarianisme, qui est un comportement consistant à donner son avis sur des sujets à propos desquels on n’a pas de compétence crédible ou confirmée. Cela ressemble à la pédanterie citoyenne.

 

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Hatem M'rad