3 questions à Fabien Truong

 3 questions à Fabien Truong

crédit photo : Editions La Découverte


"LA DISCRIMINATION EST DEVENUE MOINS TOLERABLE"


Dans Jeunesses françaises, paru en 2015, le sociologue, enseignant à Paris-8, s’est attaché à suivre des trajectoires post-bac d’étudiants sortis des quartiers populaires et périphériques.


La crainte de se confronter tôt ou tard au plafond de verre est-elle exprimée par les jeunes que vous rencontrez dans le cadre de vos recherches ?


Non, pas exactement en ces termes. Aujourd’hui, c’est plus l’idée de discrimination qui est répandue. La conscience qu’on n’a pas exactement les mêmes chances que tout le monde sur le marché de l’emploi. Et, sur ce sujet, je pense qu’il est important de distinguer stigmatisation et discrimination. Ces jeunes portent de nombreux stigmates potentiels : le fait de porter un patronyme à consonance étrangère, d’être issu de l’immigration ou/et d’un milieu populaire, éventuellement d’être musulman, avec une adresse en banlieue… Mais pour qualifier la discrimination, ces marqueurs doivent devenir des critères de jugement éliminatoires lorsqu’on arrive sur le marché du travail. Ce que révèlent de nombreuses enquêtes de testing sur des CV, notamment. J’ai pu moi-même le vérifier de manière plus ethnographique. Malgré tout, cela demeure difficile à mesurer avec exactitude, en particulier la question de “l’intentionnalité” du côté des recruteurs.


 


Cette réalité a-t-elle évolué au fil des dernières décennies ?


Je pense qu’il y a aujourd’hui une visibilité accrue du problème qui peut être trompeuse. On peut se demander pourquoi le vocable “discrimination” s’est généralisé. Je crois que les attentes des jeunes issus des quartiers populaires sont plus grandes que par le passé. Et les déceptions sont à la hauteur des espérances. Du coup, on en parle bien plus aujourd’hui qu’il y a quinze ans. Et cela peut parfois donner le sentiment qu’un nouveau phénomène émerge, or ce n’est pas le cas : simplement, c’est devenu moins tolérable. Et ce, précisément parce que, entre-temps, beaucoup plus de jeunes issus des quartiers ou de l’immigration ont pénétré le système. Le sentiment de frustration est toujours relatif. Il faut donc veiller, sur la question de la discrimination, à ne pas seulement s’en tenir à un discours militant, même si cette parole est bien sûr libératrice et qu’elle contribue à faire bouger les lignes.


 


Selon vous, ces plafonds de verre sont en train de se fissurer ?


Il demeure vrai que moins il y a de places dans un système sélectif, plus les facteurs extra-curriculum – le réseau, l’aisance corporelle, la maîtrise de certains codes, etc. – jouent, et cela tend plutôt à desservir les jeunes diplômés venus des quartiers. Mais dans certains secteurs, on commence à se méfier des travers de l’entre-soi. De grandes entreprises savent désormais qu’elles meurent de l’endogamie, au sens managérial et créatif. Dans ce contexte, les jeunes qui ont réussi à se faire recruter peuvent faire bouger les lignes. Parce que, quand ils ont dépassé leurs peurs ou leurs blocages, le stigmate se retourne vite à leur avantage : leur expérience, leur parcours et leur trajectoire les rendent capables d’être plus francs, plus directs, d’assumer une vision peut être décalée. Et on commence à voir des entreprises qui développent un discours articulé sur ce type de “qualités” (la fameuse “diversité”) que n’ont pas nécessairement le profil des bons élèves des beaux quartiers. Business is business…  


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MAGAZINE MARS 2018

Emmanuel Rionde