Unions interculturelles, toujours pas de long fleuve tranquille

 Unions interculturelles, toujours pas de long fleuve tranquille

crédit photo : Imperia Staffieri/Cultura Creative/AFP – Garo/Phanie/AFP –


Le nombre de mariages mixtes franco-maghrébins a progressé dans l’Hexagone depuis une trentaine d’années. Une tendance correspondant à l’évolution des flux migratoires et aux transformations de la société. Mais la construction de tels couples relève encore bien souvent du défi face aux pressions sociales, familiales et dans un climat toujours empreint d’islamophobie plus ou moins avouée.


Les “arabistos” seront-elles des figures de la France des années 2020 ? “C’est ainsi qu’on appelle parfois entre nous ces jeunes femmes françaises issues de familles maghrébines, musulmanes, qui font d’excellentes études, sont brillantes, et rencontrent dans leurs écoles des jeunes hommes français venus de l’aristocratie. Certaines se retrouvent avec des noms à particule”, raconte Dominique Fonlupt-Achbarou, française catholique en couple “depuis bientôt trente ans” avec son mari marocain musulman. Journaliste, elle a été pendant quelques années la présidente du groupe des foyers islamo-chrétiens (GFIC), structure où elle est toujours active. Alors, bientôt, des Wahiba de la Martinière et des Leïla de Rotschild plein les annuaires ? Nous n’en sommes pas là. “Ça reste encore plutôt anecdotique, mais c’est vrai qu’on a vu émerger cette tendance depuis quelques années à ­travers les jeunes qui nous contactent. Et ces couples sont confrontés aux mêmes questions que les autres.”


 


La “mixité” enfermée dans un carcan administratif


Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), en 2015, en France, 12 500 mariages ont uni des Français à des Maghrébins. Soit 37 % des mariages mixtes célébrés dans l’année. En 1977, on en comptait 4 000. Le niveau de 2015 est sensiblement le même que celui de 1991 (12 900 mariages, soit 39 % des mariages mixtes de l’année) ; entre ces deux dates, la France a connu un pic en 2003 avec 20 900 mariages franco-maghrébins, soit 44 % des mariages mixtes (1).


Ces chiffres reflètent avant tout l’évolution des flux migratoires : dans le même temps, les mariages franco-espagnols et franco-italiens, qui représentaient un tiers des unions mixtes en 1977, ne pèsent aujourd’hui plus que 4 %. En revanche, ils ne rendent compte que très partiellement de la réalité protéiforme des unions franco-maghrébines sur le sol français. D’abord parce que les couples en union libre, pacsés, concubins, LGBT, etc., ne sont pas comptabilisés. Ensuite et surtout parce que le critère retenu par l’Insee pour mener cette étude (“la nationalité des conjoints au moment du mariage et leur pays de naissance”) écarte tous les couples dont l’un des conjoints est lui-même franco-maghrébin. Enfermant ainsi la “mixité” dans un carcan administratif très restrictif. Et ce, alors qu’en la matière, ce terme peut recouvrir des réalités plus fines et complexes que la seule nationalité de papier : rapport à la religion, codes sociaux, pratiques et traditions familiales, liens aux histoires d’exil et d’immigration postcoloniale, transmission aux enfants, etc. Autant d’éléments auxquels se confrontent toutes celles et ceux qui vivent une union franco-maghrébine. Là réside l’expérience réelle de la mixité : dans le traitement et la négociation de ces paramètres qui structurent – ou défont – bien plus le couple que l’enjeu de la nationalité.


 


“C’est un sentiment d’amputation”


Depuis le GFIC, qui a fêté ses 40 ans en 2017, Dominique Fonlupt-Achbarou a vu évoluer la situation : “Sociologiquement, au début, la plupart des couples qui contactaient l’association étaient binationaux et pas mal de rencontres s’étaient nouées dans le cadre de la coopération, de voyages de tourisme, d’études à l’étranger… De nos jours, la majorité des gens qui frappent à notre porte sont des couples franco-français.” Une évolution épousant celle de la société : ce sont les enfants et les petits-enfants d’immigrés maghrébins qui sont aujourd’hui, et depuis quelque temps déjà, sur le marché matrimonial. Nés en France et français.


De quoi atténuer les inévitables tensions, plus ou moins sérieuses, qu’engendrent les unions interculturelles ? Pas si sûr : “Les pressions familiales contre ces mariages continuent de s’exercer, des deux côtés. Ce n’est pas systématique, mais cela perdure. Dans bien des cas, l’aspect religieux pèse lourd et la séquence de 2001 n’a pas amélioré le statut de l’Islam… Honnêtement, de ce point de vue, je n’ai pas noté d’amélioration au fil des années”, souligne l’ex-présidente du GFIC.


Les cas de Bahija, Franco-Marocaine de 37 ans, et Nora, Franco-Algérienne de 45 ans, en témoignent. Toutes les deux ont dû, pour vivre avec le partenaire de leur choix, en l’occurrence un Français et un Belge, deux blancs et non musulmans, se résoudre à voir leurs familles couper les ponts avec elles. Vivant en région toulousaine avec son compagnon et leur fils de 6 ans, Bahija, issue d’une famille marocaine installée en France “très traditionnelle et très patriarcale”, s’est “émancipée du giron familial” en partant dans le Sud pour faire ses études. “J’ai utilisé mon mémoire en arts plastiques pour questionner mon éducation, tout ce dans quoi j’avais grandi. J’ai alors réalisé un gros travail de réflexion personnelle.”


 


“Un communautarisme d’exilés”


Un cheminement intense qui l’a menée aux antipodes des attentes familiales. Bahija est aujourd’hui pacsée et vit avec un Français “athée, comme moi”, le père de son fils, rencontré durant ses études. Sa mère ne lui adresse plus la parole et n’a vu son petit-fils qu’une seule fois. “Depuis, il y a eu quelques tentatives d’approche, mais c’est très compliqué, témoigne-t-elle. C’est un sentiment d’amputation. Dans notre culture, les parents, c’est le territoire qui réunit et permet de cultiver un espace de transmission, avec et dans la communauté. On parle en arabe, du monde passe à la maison… Une reproduction des traditions a lieu dans ce cadre et ça, ça me manque.” Du côté des parents de son compagnon, à l’autre bout de la France, moins de dureté, mais un soupçon d’hypocrisie : “Ils sont plutôt bienveillants, mais le fait que je ne sois pas musulmane, ça les a quand même bien arrangés, je crois…”


A Marseille, Nora, en annonçant en 2001 qu’elle vivait en couple avec un blanc non musulman savait ce que cette décision impliquerait : “Je devais faire un choix entre lui et mes parents. Mais j’aimais cet homme. En entrant dans cette vie de couple, j’ai renoncé à la vie de ­famille. Je ne l’ai jamais regretté. Mais ça a été très douloureux.” Une enfant est née, qui a 12 ans aujourd’hui. Nora s’est ensuite séparée de son compagnon, mort quelques années plus tard d’un cancer. Depuis, elle revoit ses parents. “Je suis tolérée mais dans cette histoire j’ai perdu ma légitimité de grande sœur, celle qui aurait dû donner l’exemple. J’ai failli.” Nora voit dans son schéma familial “quelque chose qui a à voir avec la préservation de la communauté, un communautarisme d’exilés, auquel s’ajoute une dimension de classe, elle aussi très importante : on doit être arabe, algérien, populaire… Le ‘eux’ et le ‘nous’ sont très importants, c’est presque une revendication.” Ses jeunes frère et sœur de 27 et 25 ans écartent eux, toute perspective d’union mixte.


Deux instantanés, deux histoires de famille qui disent la crainte de la dépossession (culturelle, religieuse, identitaire…) pouvant surgir au moment où les enfants, notamment les filles, se mettent en couple. Mais toutes les situations ne sont pas aussi âpres. Jean*, quadragénaire confirmé, est installé en région toulousaine où il élève ses deux enfants avec sa femme franco-marocaine. Lui athée, elle musulmane. “Je sais que ma femme a dû un peu travailler ses parents en amont pour faire avaler la pilule d’un gendre français blanc, raconte-t-il. Mais à partir du moment où elle m’a présenté à eux, j’ai été très bien accueilli et accepté. On avait négocié, tous les deux, ce que nous avions à négocier en tenant compte des réalités familiales, mais sans les laisser s’introduire directement dans notre histoire. Un couple, c’est une alliance et des compromis consentis qui la rendent solide. Elle en a fait, moi aussi. C’est notamment passé par le mariage. Je n’avais pas prévu ça dans mon parcours de vie, mais c’était une condition indispensable pour pouvoir vivre avec elle. Je l’ai fait et ne le regrette pas du tout. Aujourd’hui, douze ans plus tard, sa famille et moi avons construit notre propre relation.”


 


“Un complexe de supériorité théologique”


Une situation que connaît bien Dominique Fonlupt-Achbarou : “Le mariage c’est souvent une façon d’imposer son couple aux familles.” Lorsqu’elle-même, à la fin des années 1980, avait annoncé sa rencontre avec un étudiant marocain musulman, cela avait été “une catastrophe” dans l’entourage familial. “Mes proches avaient peur qu’il se révèle être un radical, à l’époque la révolution iranienne occupait les esprits… Et ils étaient inquiets pour mon avenir économique, pensant qu’il aurait du mal à trouver sa place dans le monde professionnel. Il a fallu patienter trois ans avant qu’ils ne l’acceptent.” Elle a mis moins de temps à balayer ses propres “préjugés” de catholique pratiquante qui, avoue-t-elle “relevaient d’un complexe de supériorité théologique : je voyais l’Islam comme une religion fataliste”. Mais très vite, raconte-t-elle, la voix encore émue, trente ans et trois enfants plus tard, “je me suis dit qu’une religion qui produisait ce type d’homme était forcément riche, profonde et sincère”.


 


“Des réflexions sur l’Islam en permanence”


Hélas, il faut bien l’avouer, trois décennies plus tard, cette appréhension positive et un chouïa romantique de la rencontre amoureuse franco-maghrébine n’a pas encore gagné tous les esprits : “L’une des jeunes femmes maghrébines avec qui nous sommes en contact nous a raconté que lorsqu’elle se rend dans la famille, plutôt bourgeoise, de son petit ami, elle est en permanence soumise à des réflexions sur l’Islam, il y a des bouquins de Houellebecq qui traînent. Et son compagnon ne dit rien, ne se positionne pas… C’est dur à vivre pour elle et je pense que leur histoire ne va pas tenir.” Une “arabisto” de moins dans l’annuaire. Et encore un peu de chemin à parcourir. 


* Le prénom a été modifié.


(1) Chiffres disponibles dans “Insee Première” n°1638, mars 2017, “236 300 mariages célébrés en France en 2015, dont 33 800 mariages mixtes”.


 


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Emmanuel Rionde