Emmanuel Dupuy : « La scène diplomatique autour du Maroc s’éclaircit »

 Emmanuel Dupuy : « La scène diplomatique autour du Maroc s’éclaircit »

Positions espagnols et allemandes sur le Maroc, perspectives sur le gaz en Europe, nouvelle organisation mondiale après le conflit entre l’Ukraine et la Russie,…Le président de Institut Prospectives et Sécurité en Europe, Emmanuel Dupuy nous permet d’y voir plus clair dans cette scène diplomatique mouvante.

Le Courrier de l’Atlas : Sur le Sahara, l’Espagne a t’elle changé de position vis à vis du Maroc ?

Emmanuel Dupuy : Il s’agit du chef du gouvernement, Pedro Sanchez qui demeure convaincu que la base du dialogue passe par le plan d’autonomie proposé par le Maroc. Cela ne veut pas dire que l’ensemble de son gouvernement soit du même avis. Il a été suivi par son ministre des affaires étrangères. N’oublions pas qu’il s’agit d’un gouvernement de coalition, composé de partis qui parfois n’ont rien à voir les uns avec les autres. Il en existe des pro-sahraouis comme Podemos qui est le deuxième pilier du gouvernement. Lors des dernières élections régionales, ce parti a été laminé. La position espagnole résulte aussi d’une histoire de survie politique et d’envie de stabilité économique, gouvernementale et diplomatique. L’Espagne est devenu le premier partenaire commercial du Maroc avec 12 milliards d’euros d’échanges. La relation avec le Maroc est de plus en plus en stratégique à ses yeux.

Est ce un moyen aussi pour le gouvernement Pedro Sanchez d’en finir avec l’affaire Ghali ?

Emmanuel Dupuy : Clairement, ils veulent tourner la page. Avec le départ de l’ancienne ministre des affaires étrangères, Arancha Gonzalez Laya, il manquait l’acte à la parole. La récente rencontre entre Bourita et son homologue José Manuel Albares a montré qu’on était passé à une étape supplémentaire. Avec le retour à Madrid de l’ambassadrice marocaine, Karima Benyaich, et le rappel de l’Ambassadeur algérien à Madrid, on a une sorte de miroir opposé par rapport à ce qu’il s’est passé l’année dernière. Il y a incontestablement un revirement, un basculement, un tournant à 180 degrés par la diplomatie espagnole.

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Est ce que le fait que ce soit l’ancien pays colonisateur qui prenne cette position, n’est pas un signe fort pour le reste de l’Union Européenne ?

Emmanuel Dupuy : Ce que fait un Etat souverain n’engage pas les autres membres ou la Commission Européenne. Toutefois, c’est un signe fort car cela vient de l’ancienne puissance colonisatrice qui avait rendu ce territoire en 1976. Jusqu’ici, l’Espagne s’était drapé dans une forme de neutralité eu égard à son statut jusqu’à ce discours qui légitime un positionnement diplomatique plus ambitieux.

n à la fin de la lune de miel entre l’Algérie et l’Espagne ?

Emmanuel Dupuy : Il s’agit d’une période de réajustement. L’Espagne et l’Algérie sont moins liés économiquement l’un de l’autre qu’on ne le disait il y a encore quelque mois. La dépendance gazière était un peu le fil à la patte de la politique étrangère espagnole. Il y a 5 ans, l’Espagne importait 40% de son gaz d’Algérie. Une grande partie transitait par le Maroc par l’un des deux gazoducs. Cela représentait 20 milliards de mètres cubes. Or, l’Algérie a fermé le gazoduc passant par le Maroc, comme conséquence de la brouille diplomatique entre les deux pays. Dorénavant, l’Espagne n’importe plus que 23% de son gaz d’Algérie.

Avec la crise ukrainienne et la flambée du prix du gaz, cela peut il remettre en cause la position espagnole ?

Emmanuel Dupuy : Non pour des raisons assez simples. Le gaz algérien représente 29% des réserves gazières continentales mais il est concurrencé par d’autres producteurs. On découvre en offshore du gaz et du pétrole aux larges des côtes mauritaniennes, du Sénégal, des Canaries. Il n’y a pas plus d’exclusivité pour le gaz algérien. La proximité, la facilité et le prix relativement bas ne sont plus des éléments qui déterminent la politique étrangère espagnole. De plus, l’Espagne, comme la majorité des pays européens, ont compris qu’ils ne veulent plus être dépendants. Ce n’est pas parce que l’on veut être moins lié à la Russie que l’on va l’être avec l’Algérie ! On est dans une logique de mix énergétique et de recherches d’alternatives. C’est un moyen en moins dans la palette qu’utilisait l’Algérie vis à vis de l’Espagne par le passé.

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Un autre pays aussi a changé d’attitude vis à vis du Maroc. Il s’agit de l’Allemagne. Pourquoi les relations se réchauffent elles aussi avec ce pays ?

Emmanuel Dupuy : Il convient de faire la concomitance des deux positions espagnole et allemande. La lettre d’invitation du président fédéral d’Allemagne au roi Mohamed VI vient clôturer une mauvaise passe diplomatique entre les deux pays. Il y a la volonté des nouvelles autorités allemandes de se rapprocher du Maroc. Il y a une proximité intellectuelle des socio démocrates avec le nouveau gouvernement marocain. Ils expriment le souhait de s’arrimer dans une logique euro-méditerranéenne, euro-africaine. Lors de sa visite à Rabat, la présidente de la Commission Européenne a réaffirmé la volonté de l’Europe d’investir au Maroc et l’Afrique. C’est le début d’une planification stratégique. Ce sont des « nouvelles routes de la soie » européennes. Ce nouveau projet à l’horizon 2030 va beaucoup s’appuyer sur le Maroc et le modèle de développement présenté par Chakib Benmoussa. Il s’appuie sur les mêmes projets que l’Union Européenne : énergie, santé, éducation, transport, infrastructures, numérique. La scène diplomatique autour du Maroc est en train de s’éclaircir. Il faut rendre hommage à une diplomatie marocaine qui a été offensive, agile et habile.

Concernant l’Ukraine, le leadership de la paix semble se dérouler de plus en plus en Israël qu’au sein de l’Union Européenne. Est ce étonnant ?

Emmanuel Dupuy : Je pense que c’est complémentaire de la française qui dirige l’union européenne, de l’allemande qui est à la tête du G7 ou de celle de la Turquie. Erdogan par exemple a réussi à mettre autour d’une table les ministres des affaires étrangères russe et ukrainien. On aurait tort d’invalider l’une par rapport à l’autre. On ferait alors le jeu de Vladimir Poutine. Toutes les médiations sont bonnes à prendre. La diplomatie très incarnée de Naftali Bennett qui se rend à Moscou pour essayer d’obtenir des corridors humanitaires répond au discours du président ukrainien devant la Knesset. Cela confirme que la médiation israélienne fait sens.

Est ce que la présence dans la médiation de nouvelles puissances dans le conflit ukrainien signifie t’il un nouvel ordre mondial diplomatique ?

Emmanuel Dupuy : Oui c’est vrai mais je suis un peu modéré. Par exemple, les 35 pays qui se sont abstenus ne font pas partie d’un même bloc. Ils se sont mis d’accord sur cette décision mais il y en a d’autres où ils ne le sont pas. Le Mali a voté comme le Sénégal. Or, celui en tant que président de l’Union Africaine applique des sanctions contre ce pays putschiste. Toutefois, il y a une réalité. Sur les 35 abstentions, 17 sont africaines. Il y a une conscience de l’Afrique sur le poids qu’elle peut peser sur les relations internationales. Ca ne traduit pas forcément un nouvel ordre mondial. Ca traduit que le système onusien est définitivement en bout de course. En dehors de l’OSCE (qui est définitivement morte), toutes les organisation intergouvernementales (G7, G20, ONU,…) sont à réinventer. Il y a une sorte de dé-occidentalisation et de monde post atlantique. On n’est pas dans une logique de bascule de l’Ouest vers l’Est. Ce sont plutôt les pays orientaux qui veulent jouer le rôle que l’Occident s’était arrogé de manière un peu exclusive, infructueuse et totalement ethnocentrique. Oui, le monde change et il convient de faire de la place à ces nouveaux entrants.

Yassir Guelzim

Yassir GUELZIM

Journaliste Print et web au Courrier de l'Atlas depuis 2017. Réalisateur de documentaires pour France 5.